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détala d’un pas vaillant, quoique le pavé de la ville fût plus couvert de boue que de neige. Devant l’église, il aperçut de nouveau deux figures ; et puis, comme il allait dépasser les dernières maisons du faubourg, un homme traversa brusquement la route, en brandissant un bâton.

Sorti de la ville, il respira. Le chemin devenait meilleur, et était désert. Seuls, sur les deux côtés, s’agitaient et bruissaient les énormes peupliers nus du pays de la Vistule.

— Les gaillards se sont mis en retard ! murmura-t-il. Ils ne m’attraperont plus !

Mais il venait à peine de franchir des buissons, à un tournant, lorsque, sur le blanc de la neige il découvrit une masse sombre. C’était un traîneau renversé, avec une pile de bois répandue sur la route. Linowski se hâta de dévier dans les champs, tourna cette barricade, et reprit son trot sur la chaussée.

Que si, en ce moment, l’homme le plus digne de foi lui avait attesté que ce traîneau s’était renversé là par hasard, il ne l’aurait pas cru : car, dès lors, fermentait en lui la conviction inébranlable qu’il était épié, suivi, et qu’à chaque instant il allait rencontrer de nouveaux obstacles.

Linowski était brave : la conscience d’un danger, réel ou imaginaire, au lieu de crainte, n’éveilla en lui que l’obstination. Lui eût-on dit que, sur la route conduisant chez lui, cent morts l’attendaient, et lui eût-on payé un million pour qu’il rebroussât chemin, il ne l’aurait point fait, mais aurait continué d’avancer, toujours de ce même trot vif et régulier. Il avait d’ailleurs, à présent, oublié son trouble de tout à l’heure, et ses mauvais pressentimens, et même l’existence de sa femme et de son Ladislas : il sentait seulement qu’il était tenu de transporter l’argent à l’usine. Cette pensée l’hypnotisait, et faisait de lui comme un automate. Mais, en même temps, une certaine tristesse sans cause lui pesait sur le cœur, et toutes sortes d’idées lui volaient en tête, plus extravagantes les unes que les autres.

« Ce Pfeferman ne disait-il pas que, s’il possédait 25 000 roubles en Amérique, il s’y ferait une fortune énorme ? Moi, j’en ai 27 000 sur moi, des roubles !… Hé ! vieille bête, mais est-ce que Ladislas ou la mère consentirait à vivre en Amérique avec un voleur ?… »

Linowski parvint à un carrefour où s’élevait une croix : il tourna à gauche. Le petit chemin où il venait d’entrer était le plus sûr, courant parmi des buissons et des marais gelés : mais il était peu distinct, accessible seulement à un voyageur qui connaissait le pays aussi à fond que lui. Le forestier tira de sa poche un flacon, et avala une longue gorgée.

« Où diable le docteur peut-il se procurer une eau-de-vie pareille ? pensa-t-il. Mais, une autre fois, mon cher ami, quand même tu m’offrirais une eau-de-vie encore meilleure, je ne me chargerais pas d’une mission comme celle que tu m’as confiée ! Il avait raison, tout à l’heure, cet avocat juif ! Une grosse somme, ne serait-elle que de 27 000 roubles, cela ne peut provenir que de l’usure, ou de l’escroquerie, du dépouillement des orphelins !… Et moi, imbécile, qui me suis engagé à transporter cet argent ensanglanté ! C’est cela, parbleu, qui me pèse sur la conscience !… »

L’étroit chemin devenait de plus en plus indistinct. Linowski ralentit sa bête, et regarda autour de lui.