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yeux le verront. Car elle a foi dans l’avenir de ce Jacques, dont elle sent bien que l’heure n’est pas venue ; seulement, elle le sent un peu tard, trop tard, et elle en bat sa coulpe à sa manière : « Le peuple n’est pas prêt, écrit-elle à Thoré ; et, en le stimulant trop, nous le retardons ; c’est là un fait qui n’est pas très logique : le fait l’est si rarement ! Mais il est réel, et cela est encore plus sensible en province qu’à Paris[1]. » Regret tardif, mais singulièrement clairvoyant. L’illusion dissipée crée chez George Sand le grand recul de l’histoire. L’immensité de la tâche, la folie sublime de la tentative lui apparaissent en traits de feu. Hélas ! le parti démocratique n’a que des hommes, et des hommes divisés, pour accomplir une œuvre qui réclamerait « le génie de Napoléon et le cœur de Jésus ! »

Tout à coup, dans ce ciel gros d’orages, éclate le tonnerre des journées de Juin. Bataille et massacres dans les rues de Paris, gardes nationales convoquées en masse, des généraux et des représentans tués sur les barricades, un archevêque assassiné, la révolution noyée dans le sang, et la dictature militaire en perspective : telle était la situation de la France, de ce « Christ des nations, » comme l’appelle George Sand, d’un mot à la Michelet. Que devenait sa prophétie : « Le peuple ne tuera pas ? » Elle se sentit comme moralement égorgée. « J’ai honte aujourd’hui d’être Française ! » écrit-elle à Mme Marliani. Longtemps elle demeure stupide et muette ; elle tombe malade. Dès qu’elle a repris quelques forces, elle écrit à Poncy :

« Nohant, 1er août 1848. — Cher enfant, il est bien vrai que depuis des siècles je ne vous écris pas, et je n’écris presque à personne. J’ai été accablée d’abord d’un tel dégoût en quittant Paris, ensuite d’une telle horreur en apprenant les funestes nouvelles de Juin, que j’ai été malade et comme imbécile pendant bien des jours. Ma santé se rétablit, mais mon âme restera à jamais brisée, car je n’ai plus d’espérance pour le temps qui me reste à vivre. L’humanité s’est engagée dans une nouvelle phase de lutte ; et, comme elle ne voit pas encore clair et ne sait pas où elle va, elle en a pour longtemps avant de cesser cette agitation sur place qui est la plus horrible des souffrances.

« Mettons-nous pour un instant en dehors de ces douleurs. L’instant sera court, car les conclusions philosophiques ne

  1. Correspondance, t. III, p. 56 (28 mai 1848).