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« Vous me parlez de poésie, d’inspiration, de gloire et de génie. C’est un langage que je ne comprends plus, mon cher enfant. Je ne sais plus ce que c’est que l’art, et le soin de cultiver son propre talent. Cela est bon dans les jours de calme, dans le repos mélancolique de l’attente. Mais quand l’humanité combat, souffre et saigne, je me soucie fort peu de ma muse et de ma lyre. Ce n’est rien que d’être poète, il faut être homme avant tout, c’est-à-dire vivre à toute heure par le cœur et par la pensée de la vie de l’humanité. Et que m’importe ce qu’on appelle en temps de paix le plaisir et l’entrain du travail littéraire ! Il s’agit bien de cela, quand il s’agit de savoir si le peuple est perdu ou sauvé par cette révolution ! Je ne suis pas de ces sybarites intellectuels qui se tâtent le pouls pour savoir s’ils sont en veine. J’aurais écrit les pieds dans le feu ou dans la glace, s’il y avait eu quelque bien à faire en écrivant. J’aurais pris le style de ma cuisinière, ou celui de Louis-Philippe, si ce style-là eût été le plus convaincant[1]. Je me moque bien de mon nom et de ma gloire ! Non, non, il ne s’agit pas de soigner sa personnalité, quand l’univers combat pour vivre ou pour mourir.

« Je continue pour le moment à écrire dans le journal de Thoré (la Vraie République), qui est fort compromis, et dont la forme n’est pas mon idéal. Mais il est courageux, et c’est un devoir pour moi de rester sur cette brèche. Je n’ai pas voulu lui donner vos vers quand j’ai cru que nous marchions droit à la persécution et à la prison. Je ne devais pas vous aventurer et vous exposer avec moi.

« Votre chanson du mineur est très belle et très déchirante[2]. Vous autres, versificateurs, vous devez soigner la forme, puisque, sans la forme, vous ne pouvez frapper juste. Travaillez donc toujours. Vos chansons auront un grand succès et une grande portée. Mais pourquoi ne paraissent-elles pas ? Je croyais que la publication était une affaire arrangée. Il me semble

  1. Elle a pris en tout cas, sinon le style de Louis-Philippe, du moins un style volontairement simple et populaire, en vue de la propagande, dans son Histoire de France racontée au peuple, écrite sous la dictée de Blaise Bonnin (brochure, le mars 1848) ; — dans les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens (anonyme, cinq numéros, avril 1848) ; — dans sa Lettre d’un ouvrier à sa femme, et Réponse de sa femme (28 mai, 5 juin 1848), etc.
  2. Cette chanson est surtout prosaïque. Mais l’allusion à une récente grève de Saint-Étienne et d’Anzin, qui fut accueillie à coups de fusil, lui donne un intérêt de document dans la littérature ouvrière (La Chanson de chaque métier, p. 55).