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leur faut du luxe, ils seront toujours misérables ou tourmentés du lendemain. Pour mon compte, je vous assure que, physiquement même, je ne m’aperçois pas que la pauvreté soit un malheur. Il est vrai que ma pauvreté est relative, et que ce n’est pas la misère. Mais enfin j’ai changé un appartement de 3 000 francs pour un appartement de 300, et la même diminution s’est opérée dans tous les détails de mon existence matérielle. Or, je ne comprends pas que cela soit une souffrance, et je pense maintenant que le luxe est un besoin de la vanité plus qu’un appétit véritable de la mollesse.

« A propos de richesse et de pauvreté, vous devez être très gêné, mon enfant, et cela me rappelle que je vous dois une petite somme pour une triste tentative de voyage à Nohant, que je devais vous rembourser à Nohant même ce printemps. Il faut absolument que vous me disiez à quoi cela s’élève, car ceci, vous ne me l’avez jamais dit, ou je l’ai absolument oublié. Ecrivez-le-moi donc de suite ; je vais toucher une petite rentrée, et je vous l’enverrai avec l’argent de l’Illustration, si l’Illustration ne vous fait pas banqueroute. Ne refusez pas de régler ce petit compte avec moi, ou je me fâche, entendez-vous ?

« Embrassez pour moi cette chère Désirée et cette belle Solange, et donnez-moi de vos nouvelles rue de Condé, 8. Je vous envoie mille bénédictions maternelles mêlées de douleur, de courage et d’espérance. » (5 mai 1848.)

Ces derniers mots trahissent la secrète inquiétude qui se cache sous cet héroïque optimisme. Avec une effrayante rapidité, la Révolution a dévoré les étapes. Naguère sur les cimes, George Sand est aujourd’hui sur la pente des fatalités. En vain elle se cramponne, elle adjure ses amis, les objurgue en leur montrant le danger d’exciter des passions déjà trop envenimées. On ne l’écoutera pas, et c’est logique. Elle ne s’attendait pas, ayant semé l’enthousiasme, à récolter sitôt la colère et la fureur. Mais l’auteur du XVIe Bulletin aura bientôt contre elle tout le monde, amis et ennemis. Son rôle, qui a été réel, et qui mériterait une étude minutieuse, prend donc fin au moment même où il commence. Roulée par la vague et débordée, du moins George Sand est spectatrice lucide et toujours généreuse. Rien n’est plus remarquable que la pénétration de son regard, aussitôt que la désillusion commence, et qu’elle descend du lyrisme à la contemplation. Un rare tact politique guide sa plume dans ces