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applaudissait à leurs succès : combien lui ont dû un encouragement ou un éloge qui a décidé peut-être leur vocation ! Et cette confiance une fois donnée ne se reprenait plus. Il a eu la rare fortune de garder tous ses amis. L’Académie des Sciences morales se souvient encore des termes émus du dernier adieu qu’il adressait, en 1907, à deux confrères qui avaient été ses camarades… Il ne se doutait guère que son tour fût alors si proche.

Quelle place lui assigner dans cette famille des historiens qui a honoré notre XIXe siècle ? Certes, les dons si rares qu’il avait reçus n’ont pas suffi pour l’élever au premier rang. On ne trouvera pas dans son œuvre la vigueur des raccourcis, la puissance des aperçus, la concision immortelle des formules, cet art d’embrasser d’un regard, de découvrir d’un geste, qui mettent hors pair un Guizot ou un Fustel. Dans ce passé qu’il explore, il ne sent pas davantage, avec l’intensité d’un Michelet, ce frémissement, cette vie intime des âmes, des foules ou des choses, qui sont le grand enchantement des époques lointaines. Sur la fresque à laquelle il a travaillé à son tour, son pinceau n’a jeté ni le relief, ni la couleur. Ses figures un peu pâles valent surtout par la netteté du dessin, la fidélité des traits, la recherche du détail… Qu’importe, si on y retrouve ce qui rend une œuvre saine cl forte, non la puissance de l’artiste, mais la conscience du savant ? M. Luchaire n’eût pas souhaité d’autre éloge. On peut dire qu’après lui, grâce à lui, l’histoire est en progrès, dans ses méthodes et dans ses conquêtes. Et c’est par-là qu’il mérite sa place, à quelque distance des plus grands, mais comme un frère puîné qui a sa part de l’héritage. La science, de même que l’action, ne se fait pas seulement par les premiers rôles qui occupent le devant de la scène. Avoir arraché au passé un de ses secrets, retrouvé un des anneaux du lien qui nous unit les uns aux autres, apporté ainsi sa part de vérités utiles et satisfait à ce besoin de connaître qui est l’angoisse et l’honneur de la nature humaine, n’est-ce point assez pour illustrer une existence ? La France n’oubliera pas les bons ouvriers qui, comme M. Luchaire, l’ont si bien servie. Ce sage ne laisse pas seulement un nom, mais une œuvre, — car, pour tout dire, il fut un historien.


IMBART DE LA TOUR.