Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/906

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exacts. Il vivait tout entier pour la science, et ses auditeurs comme ses livres formaient l’horizon de sa vie publique.

Ce n’est pas qu’il n’eût ses convictions très fermes et très nettes. Mais il ne songea jamais, comme tant d’autres, à en tirer parti. L’honnête homme se défendit toujours de courtiser les opinions comme les gens au pouvoir ; l’historien avait trop le sens des nuances, de l’envers ou de la continuité des choses, pour ne pas discerner dans nos doctrines d’un jour la part de vérité et d’erreur qu’elles renferment toutes. Sur un point seulement, il fut et se montra toujours intransigeant. Ce travailleur, si détaché des contingences de la politique, resta un patriote. Il avait pour son pays l’ambition de la primauté intellectuelle. En 1883, abordant l’étude des institutions monarchiques, il remarque avec regret que nous avons été devancés, « qu’il est grand temps de prendre possession de notre histoire, si nous ne voulons y trouver les autres. » Il admire ceux, quels qu’ils soient, qui ont bien servi la France. S’il proteste contre les dénigremens systématiques d’un récent romancier de Jeanne d’Arc, il décerne son hommage, en pleine Académie, aux missionnaires qui ont rendu tant de services à la civilisation… Il ne veut pas surtout que l’amour de notre temps nous rende injustes envers nos pères, et c’est à des étudians comme à leurs maîtres qu’il donne ce conseil. « Il est des gens à courte vue pour qui l’histoire du pays commence en 1789. Ils ont jeté par-dessus bord, avec une légèreté de cœur et d’esprit qui s’explique par l’ignorance autant que par la passion politique, tout un héritage de huit siècles… Oui, il est sage d’être de son temps : mais nous pensons que le patriotisme consiste à aimer son pays jusque dans le passé, à souffrir des épreuves qu’il a traversées, comme à triompher de ses gloires. »

Ce culte très pur ne fut pas le seul. M. Luchaire en eut un autre : celui de la famille et de l’amitié. Le foyer intellectuel qu’il s’était créé venait s’échauffer au contact de son foyer domestique. Il avait dû à ses relations avec M. Zeller, son ancien maître, l’union qui fit le charme de sa vie. Ce petit cercle de tendresse eut toujours le meilleur de lui-même. Mais il ne s’y enferma pas en égoïste, et il sut l’ouvrir plus d’une fois à ses élèves comme à ses amis. Son accueil était froid : il parlait peu ; mais quand on parvenait à le connaître, comme on sentait la sympathie si vive et si sûre ! Bienveillant, serviable, il était toujours prêt à aider de ses conseils. Il aimait les jeunes,