Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/896

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Innocent III eût-il été entraîné à une lutte ouverte, si, par bonheur pour la royauté capétienne, il ne fût mort à temps.

On peut dire que, rarement, l’histoire politique de la papauté a été traitée avec cette ampleur, ce souci du détail, cette vue des réalités, cette intelligence supérieure des faits et des desseins, qui font de ces trois volumes sur le rôle temporel d’Innocent III une esquisse achevée. Et pourtant, plus attachans, plus nouveaux encore sont les deux livres sur la Croisade des Albigeois et la Question d’Orient consacrés au rôle du chef religieux.

Le premier de ces livres est peut-être le meilleur, le plus vivant, le plus complet de la série. Il n’est pas seulement hors pair par les qualités de l’exposition, mais encore par la clairvoyance de l’historien à discerner dans le grand drame religieux les prétextes et les mobiles, les intérêts divers et opposés, et cette poussée d’ambitions féroces qui, sous le zèle de la guerre sainte, va conduire à l’extermination d’un peuple et à la conquête d’un pays. Toutes ces éventualités, le Pape les avait pesées. Après dix années d’efforts, d’adjurations pacifiques et inutiles, la Croisade n’avait été pour lui « qu’une de ces mesures extrêmes auxquelles on recourt, en désespoir de cause, » quand ont échoué tous les autres moyens. Il avait voulu la confier d’abord aux princes du Midi, plus soucieux sans doute de ménager leurs sujets et d’éviter l’effusion du sang, puis, sur leur refus, au roi de France. Ce dernier se déroba. L’assassinat du légat Pierre de Castelnau, en déchaînant la croisade, et la pire de toutes, celle des barons, la fit, par surcroît, atroce. M. Luchaire rend au moins au Pape cette justice qu’il garda la même attitude de mesure et d’humanité, et qu’il ne tint pas à Rome que l’œuvre de sang ne fût promptement close. Innocent III s’effraye des excès de l’armée, désavoue ses légats, refuse de déposséder le comte de Toulouse et enjoint aux évêques d’absoudre sa capitale. Dès que la croisade prend un caractère politique, il négocie avec Pierre d’Aragon et favorise la réaction contre l’envahisseur. Après Muret, s’il « renonce » à l’opposition ouverte, « sa diplomatie n’abdique pas. » Le comté de Toulouse mis sous séquestre, Montfort seulement reconnu comme administrateur provisoire, la cause des Rainions évoquée à l’assemblée de Latran, toutes ces mesures montrent que le Pape n’entendait pas se faire le complice de la spoliation ou des partis extrêmes. M. Luchaire remarque ailleurs que la même pensée se retrouve dans sa