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équilibre, un esprit ouvert et net, ayant l’intelligence des hommes, le sens des réalités et du gouvernement, l’idée très haute de son rôle, de son pouvoir comme de ses devoirs. Il écrivait, en 1204, à Pierre de Castelnau : « L’action vaut mieux que la contemplation. » Tout le génie d’Innocent III se révèle dans ce conseil.

Qu’un tel homme se fasse l’ouvrier d’une œuvre unique, qu’il mette au service de cette œuvre toutes les richesses de sa nature et toutes les ressources de sa puissance, il changera le monde. Ici, l’idéal est trouvé : la théocratie. Quand Innocent III est élevé à la tiare, le 8 janvier 1198, les formules sont prêtes, et son historien nous montre comment il s’empresse de les faire siennes. Dans le sermon qu’il prononce le jour de son sacre, « il définit, avec une sorte d’emportement et d’orgueil, l’immense étendue de la puissance dévolue au Pape. » Le pouvoir qu’il tient est à la fois « évangélique » et « historique, » spirituel et temporel, « divin et terrestre. » Mais ces formules étaient-elles une réalité ? Et combien au contraire, après un siècle de luttes, de triomphes apparens, la papauté était loin de cette organisation rêvée d’une Europe chrétienne ? On a cru souvent que l’unité de la foi avait créé l’unité de gouvernement et d’obéissance. Qu’on refasse, après M. Luchaire, le tableau de cette société « théocratique ! » En Italie, c’est l’impérialisme qui a reparu, l’aigle allemand tenant dans ses serres la Sicile, la Pouille, la Calabre, la Toscane, une partie des villes lombardes, Crémone et Plaisance, des lambeaux des Romagnes ou des Marches, menaçant, comme jadis, l’indépendance de la papauté. Contre l’envahisseur, celle-ci ne peut que s’appuyer sur les villes ; mais aussi jalouse de son indépendance envers Rome qu’envers l’Empire, imprégnée de cet esprit laïque qui s’attaque aux privilèges des clercs et à l’existence de la hiérarchie, la Commune devient une entrave, plus qu’un appui. A Rome même, le séjour n’est pas sûr. Les papes qui dominent l’Europe, défont les empereurs, jugent les princes, ne sont pas « maîtres de leur capitale. » Lucius III y avait séjourné trois mois ; Alexandre III en avait été chassé ; Urbain III, Grégoire VIII l’avaient fuie ; Innocent III lui-même sera obligé de se retirer à Anagni en 1203. « Tout obéissait au pontife de Rome, excepté Rome. » Et par-delà la péninsule, dans les provinces, aux frontières de la chrétienté, c’est encore la guerre. Guerre contre les rois et les seigneurs indignes qui profanent la sainteté du