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Institutions monarchiques ne nous avait guère habitués, tout contribue à faire des six volumes consacrés à Innocent III une œuvre à part. Ils se rattachent aux travaux précédens par les mêmes qualités, la même méthode, le même esprit. Ils les dépassent par l’art supérieur de la composition et l’intérêt du récit. L’auteur a mis son savoir en forme. En vérité, Innocent III a bien servi son historien : il lui a permis de donner la pleine mesure de son talent.

A vrai dire, M. Luchaire l’avoue lui-même, ce n’était point à une étude complète qu’il avait songé d’abord. De là, dans la succession même de ces six volumes, un certain désordre. Qu’importe ! les hésitations du plan ont disparu dans l’unité de l’ensemble, et cette unité, l’historien la doit surtout à l’homme dont il a été le biographe impartial et l’admirateur convaincu. Aussi bien, le Pape est-il le centre, le lien, l’âme de ces livres. Dès le premier, Rome et l’Italie, M. Luchaire nous le présente. Le voici au physique, d’après des monumens contemporains, un fragment de mosaïque conservé à Poli, une peinture de l’église souterraine du Sacro Speco, de Subiaco. « Il a une figure ronde… de grands yeux avec des sourcils bien arqués, un nez droit et une petite bouche. » La taille est « menue » et la voix sonore. Imaginez maintenant le cadre où il a grandi, où il s’est formé. Dans ces pays tourmentés, crevassés du Latium, la race, comme la nature, est rude. Le petit Lothaire de Segni appartient à une de ces familles de seigneurs qui ont construit leur forteresse sur un des tertres chauves, et qui, sous l’alerte continuelle, presque chaque jour, l’épée au poing pour attaquer ou pour se défendre, ont pris l’habitude de commander et d’agir. Quelle école de force d’âme ! Le futur Pape gardera l’empreinte de cette éducation première. Il est un féodal. A sa race, « il doit l’âpreté de l’ambition, l’énergie belliqueuse, les colères, les duretés… » Heureusement aussi, destiné à l’Eglise, il tempère et affine par l’étude et la piété cette première culture. L’école où il s’est formé, à Paris et à Bologne, lui a donné surtout la science du droit, l’art de distinguer et de démontrer, le goût des raisonnemens, des subtilités même ; la religion a développé en lui toutes ses réserves de mansuétude et de tendresse. Quelle complexité ! Il gronde et il caresse ; il menace et il pardonne ; il commande en maître et s’humilie lui-même en pécheur ; en somme, une nature de feu qui dut toujours se dominer et se tenir en