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on la retire d’un brasier ; elle guérit miraculeusement d’un abcès, qui, à la suite d’une chute, « avait formé un dépôt dans la tête » ; ainsi, conclut-elle, « fut en danger tant de fois, dès ses premières années, cette vie qui devait être si orageuse ! »

Sa nourriture même ne fut point celle des autres enfans ; à ce qu’elle assure, sa nourrice ne lui donna jamais une goutte de lait, mais une sorte de mixture faite de vin mêlé d’eau et de mie de pain de seigle, qu’on appelle en Bourgogne « miaulée. » Il faut croire que ce régime est moins dangereux qu’on ne pourrait penser, puisqu’il ne l’a pas empêchée de vivre plus de quatre-vingts ans.

Vers la septième année, la petite Félicité eut une grande joie ; on l’emmena à Paris, où elle fit à l’occasion de son baptême un séjour de plusieurs mois, tant chez Mme de Bellevaux, sa marraine, que chez Lenormant à Etioles. Ce fut l’occasion d’une double transformation, d’abord en petite Parisienne, puis en demoiselle de qualité à la campagne. Le corps de baleine, le panier, les pieds emprisonnés et les talons surélevés, la petite tête frisée, rien ne manque au déguisement. On y ajoute, plusieurs heures chaque jour, des besicles pour lui redresser les yeux ; un collier de fer, pour lui ôter l’air de province. La défense de courir, de sauter ; un maître de maintien, pour achever de lui donner une démarche compassée, et le supplice fut complet. Mais les cadeaux et les fêtes de toutes sortes la réconcilièrent avec Paris. L’Opéra surtout, danse et musique, la transporte. A Etioles, parure d’autre sorte : elle quitte le panier pour ce qu’on appelait « un habit de marmotte. » « C’était, dit-elle, un petit juste de taffetas brun avec un jupon court de la même étoffe, garni de deux ou trois rangs de rubans couleur de rose, cousus à plat, et, pour coiffure, un fichu de gaze noué sous le menton. Elle était charmante ainsi, avec son visage délicat et expressif, ses petites mines futées de fillette curieuse. Aussi est-elle cajolée par tous. Enfin, joie suprême, dans une fête en l’honneur du maître de la maison, elle représente le personnage de l’Amitié. C’était préluder au rôle de l’Amour qu’elle devait tenir si longtemps. Elle parade avec une fierté enfantine dans son bel habit, chante vaille que vaille un couplet médiocre. Elle retrouvait, soixante ans plus tard, l’impression d’étourdissement, heureux que lui avait laissée ce début : « Cette journée, écrit-elle, me parut glorieuse. »