Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/837

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la philosophie ou de la science ; elle devint religieuse et sociale. Mais, sous toutes ces formes, elle demandait trop de recueillement pour prétendre aux suffrages d’une foule assemblée, avide de sensations agréables ou fortes, curieuse de péripéties, pressée de pleurer ou de rire, et exigeant enfin qu’on lui fît oublier ses préoccupations habituelles plutôt que de l’y entretenir et de l’y enfoncer.

Tennyson n’en conçut pas moins un grand dessein, celui d’évoquer, sinon sur les planches mêmes, du moins sur la scène idéale de son imagination, le passé de sa patrie aux momens les plus décisifs. A tout ce qui revivait en lui de Spenser et de Milton, comment n’aurait-il pas rêvé d’ajouter un peu de Shakspeare ? Ses trois grands drames historiques sont comme trois actes de la destinée de l’Angleterre. Harold nous fait assister au grand conflit entre les Danois, les Saxons et les Normands : peuple et clergé anglais s’éveillent de leur sommeil, et l’on prévoit la grandeur de cette race composite. Dans Becket, c’est la lutte entre l’Eglise et la Couronne, une lutte qui continua pendant des siècles. Avec Queen Mary, nous voyons la chute finale du catholicisme en Angleterre et l’aurore d’un âge nouveau, l’âge de l’anglicanisme et du non-conformisme. Et à côté des personnages illustres qui s’agitent au premier plan de l’histoire, Tennyson a voulu esquisser dans les Forestiers la condition du peuple à une autre période décisive de la formation de l’Angleterre, quand les barons se mirent du côté du peuple et lui conquirent la Grande Charte[1]. Un des spectateurs de la pièce en Amérique, où elle fut représentée avec succès[2], l’éminent critique shakspearien, M. Horace Furness de Philadelphie, en donne cette impression : «… L’atmosphère est si réelle et nous nous y faisons si complètement, que, tout Américains que nous soyons, nous sommes tout prêts à chanter en cœur : Il n’y a pas de terre comme l’Angleterre et il n’y a pas de femmes comme les Anglaises. Oui, pensez-y bien, ce chant a été bissé. Ce fut charmant, charmant du commencement à la fin… Je me réjouis, je l’avoue, d’une telle preuve qu’il y aura toujours un public pour ce qui est beau et bon, et que la pièce française à effet, nouvelle manière, n’est pas ce qui nous convient[3]. »

  1. Notes to Queen Mary, VIII.
  2. Au théâtre d’Augustin Daly.
  3. Notes on the Foresters, by the editor, IX.