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vocables prétentieux, les principaux articles de son programme et qui sont restés les principaux instrumens de son succès. Pourtant, c’est bien le même esprit : nous reconnaissons cette sorte de délectation morose à découvrir l’aspect trivial des émotions les plus poignantes, l’envers mesquin des grandes choses, cette coquetterie d’indifférence à l’égard de l’humanité, — voire de dédain. Nos réalistes ne sont pas humains ; ils se piquent à tout le moins d’être impassibles, quand ils ne se flattent pas d’être cruels. Et il se dégage de leurs peintures une impression décourageante ; si l’homme devant elles se sent moins bon et moins fort, c’est pour eux comme un triomphe sur les « poncifs » de la « morale, » une affirmation de l’indépendance et de la suprématie de l’art. Le réalisme anglais a des caractères tout opposés : il ne s’approche de ses humbles modèles qu’avec respect et avec amour ; il cherche la vérité par la sympathie ; il illumine les âmes pour nous en mieux découvrir les profondeurs ; il repose sur cette conviction que le monde subsiste par ses vertus et que l’humanité a quelque chose d’auguste. Ce réalisme-là est celui de très grands romanciers comme les Brontë ou George Eliot. On conçoit qu’à la différence du nôtre, où la poésie n’a jamais eu rien à prendre, il ait trouvé son expression la plus haute chez un grand poète comme Tennyson.

L’Angleterre est, par excellence, le pays de l’esprit public et du sentiment national. Comment le poète qui représentait si éminemment les goûts, le caractère et le génie de son pays, n’aurait-il pas donné une expression poétique de cet esprit et de ce sentiment ? Jamais la dignité de poète lauréat ne fut plus heureusement conférée. A partir de 1850, celui qui exprimait déjà la vie intime, l’âme individuelle de ses compatriotes, devient l’interprète désigné et officiel de leur conscience commune. Il parla pour eux dans les circonstances où un sentiment unanime cherchait les mots sur leurs lèvres. Avec la parfaite intuition de son rôle, qui le guida toujours, Tennyson reste indépendant de tous les partis politiques et se défend de prendre position, comme l’ont fait avant lui Dryden, Swift, Addison, voire Southey et Wordsworth. Le poète de la race, précisant et accentuant son caractère national, devient le poète de la patrie, et de la patrie tout entière, dans ce qu’elle a d’aspirations profondes et de sentimens universels. Par une rencontre heureuse et toute naturelle, il ne fut jamais plus ni mieux inspiré que dans les