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va rôder dans le soir autour de la demeure de Philip ; et voici le tableau qu’encadre la fenêtre claire :


Les tasses et l’argenterie, sur la table reluisante, étincelaient, car l’âtre flamboyait joyeusement. Et à la droite de l’âtre, il vit Philip, le prétendant dédaigné d’autrefois, vigoureux, le teint frais, avec son petit enfant sur ses genoux ; derrière son second père, penchée vers lui, était une jeune fille, une autre Annie Lee, plus jeune, mais plus grande, blonde, élancée, et de sa main élevée en l’air elle balançait un bout de ruban et un anneau pour tenter l’enfant, qui étendait ses petits bras potelés, essayait de saisir le jouet, et le manquait toujours ; et tous riaient. Et à la gauche de l’âtre, il vit la mère qui regardait souvent du côté de son petit enfant, mais se tournait de temps à autre pour causer avec lui, son fils, qui se tenait auprès d’elle, grand et fort, et elle lui disait quelque chose qui lui faisait plaisir car il souriait.


Alors, simplement, stoïquement, Enoch décide et accomplit son silencieux sacrifice. Il se loge tout près, cherche des journées d’ouvrier et traîne une vie misérable que les tortures d’aujourd’hui, après les épreuves passées, auront tôt fait d’achever. Pas une plainte, pas une faiblesse ; mais quand il sent sa dernière heure venue, quand tout est consommé, quand il va disparaître, alors, pour alléger son agonie, il dépouille la lourde armure d’héroïsme qui a écrasé son âme douloureuse, son corps usé : il confie son secret à l’hôtesse et lui demande de faire voir mort à ses enfans le père qu’ils ne pouvaient revoir vivant, de leur dire, de dire à Annie qu’il n’a jamais cessé de les aimer.

Faut-il souligner les traits particulièrement anglais de ce poème ? Je signalerais la fidélité obstinée de Philip, la force de ce sentiment capable de résignation et de durée, et qui peut persister sans s’exprimer, sans se satisfaire. Il faudrait remarquer surtout cette énergie muette, cette capacité de silence, cette abnégation taciturne. Et il convient d’insister enfin sur la manière même du poète, cette simplicité de ton presque prosaïque, d’où monte, émouvante et pure, comme de la très simple réalité des choses, la poésie. Oui, voilà du réalisme encore, mais combien différent de la vision des choses à laquelle nous avons donné ce nom ! Guy de Maupassant a traité le sujet d’Enoch Arden dans un conte intitulé le Retour. On y retrouve la vigueur décidée de l’admirable écrivain, sa sûreté de touche. Rien de comparable à la grossièreté voulue, à la complaisante déformation, au déplaisant cynisme dont l’école a fait, sous des