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Mais comment oublier les autres, aussi beaux dans leur indignation et leur colère ?


Je roule sous mes pas sans voir et sans entendre
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre ;
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe ;
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations…


N’attendez point de Tennyson ces chants passionnés, ces transports extrêmes. La nature n’est que le décor et l’ornement de notre vie : elle s’y adapte, et l’homme ne cesse jamais de lui demeurer supérieur. Il en est le maître, sûr de ne trouver en elle que le reflet de ses pensées, l’écho de ses paroles. Nous avons relevé dans les premiers poèmes un sentiment purement esthétique de la nature, et nous l’avons vu se manifester par des finesses et des grâces qu’on appellera plus tard préraphaélites. Il s’humanise peu à peu, et les paysages ne sont plus guère colorés que par l’émotion dominante du poème. Peut-être cet accord est-il la conséquence d’une longue familiarité du poète avec la nature ; entre elle et lui il s’est établi une harmonieuse correspondance ; elle ne l’enivre pas, ne l’opprime pas ; elle n’est pour lui ni mystérieuse, ni formidable. Au contraire, il admire ses grandes lois, il les trouve harmonieuses et belles ; il estime que désordres, discordes et désastres viennent de les avoir violées. Confiant et charmé, il peut céder au prestige de la nature sans qu’elle le tyrannise jamais, sans qu’elle lui fasse oublier l’humanité.

Tennyson est largement, profondément humain. Peu de lyriques l’ont été, si je puis dire, avec autant d’étendue. L’homme, ses différens caractères, ses diverses conditions, les luttes, les labeurs et les rêves de l’homme, voilà le vaste domaine de sa poésie. Elle met en scène les enfans et les mères, les marins et les soldats, les paysans et les princes, le philosophe et l’ascète, le réformateur et l’artiste. Nombre de poèmes ont pour titre un nom propre et laissent parler un personnage. Mais ne nous y trompons pas : le personnage ici est un symbole, tout chargé du sens traditionnel et légendaire, un représentant connu et reconnu de la nature humaine, et dont le nom seul évoque telle de ses infortunes, de ses aspirations ou de ses aventures. Ulysse est le