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ou toute sonore encore des fanfares éclatantes, des musiques aux larges flots. Mais elle est écrite pour des lecteurs posés, attentifs : ils en pénètrent, à mesure qu’ils l’écoutent chanter de plus près, ils en épuisent tout le sens, toute la vérité, toute la beauté. « La plus grande élégie du siècle, » répètent volontiers les critiques de langue anglaise. Oui, sans doute, en dépit de cette précision aiguë, de cette allure calme. Ces petits iambes octosyllabiques, groupés en strophes régulières de quatre vers, à rimes croisées, semblent faits pour l’analyse bien plutôt que pour les effusions, et rappellent les courtes pièces psychologiques d’un Sully Prudhomme :


L’habitude est nue étrangère
Qui s’installe dans la maison…


Le poète n’est pas emporté par le flot tumultueux d’un chagrin que rien ne maîtrise : il domine sa douleur, il l’oblige à se tenir devant lui, docile et frémissante ; il l’interroge, il se fait son confident, son conseiller, son consolateur ; il l’apprivoise, il l’apaise ; elle l’écoute, elle lui répond, elle devient, pour le satisfaire, subtile, ingénieuse : lui, ne laisse rien perdre ; il la suit dans ses lentes rêveries et dans ses méditations comme dans ses envolées. Il veut enfin lui prêter un langage digne d’elle, dût-il pâlir sur les propos qu’elle tient et que pieusement il interprète.

On s’y est trompé : cette douleur a paru trop tranquille, trop raisonneuse et trop bien disante. C’est le plus grave des contresens. « Son long poème In memoriam, écrit à la louange et au souvenir d’un ami mort jeune, est froid, monotone et trop joliment arrangé. Il mène le deuil, mais en gentleman correct, avec des gants parfaitement neufs, essuie ses larmes avec un mouchoir de batiste, et manifeste pendant le service religieux qui termine la cérémonie toute la componction d’un laïque respectueux et bien appris[1]. » L’illustre auteur de la Littérature anglaise paie ici la rançon de sa maîtrise et de sa méthode. Il a dégagé le caractère dominateur : Tennyson est un dilettante. Dès lors, cette longue élégie ne saurait être qu’un accident dans sa carrière poétique, un intermède, disons le mot : une erreur. « La grande affaire pour un artiste est de rencontrer des sujets qui conviennent à son talent. Celui-ci n’y a pas toujours réussi. » Il

  1. Taine, Histoire de la Littérature anglaise, tome V, ch. VI.