Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/820

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cambridge, le confident de son esprit, le guide de sa pensée. Il y a dans les amitiés entre jeunes hommes une force incomparable de sentiment. Elles trouvent à s’épanouir dans la noble intimité des Universités anglaises, ces séminaires où la vie du cœur et la vie de l’esprit accordent leurs démarches. Peut-être aussi le peu de goût de la race pour les abstractions prédispose-t-il davantage aux attachemens personnels : on aime les liens concrets, on s’enthousiasme moins pour des définitions théoriques du génie et de la vertu que pour des modèles visibles et vivans. Il semble bien qu’il en ait été ainsi d’Alfred Tennyson et d’Arthur Hallam. Le premier, avec sa sensibilité de poète, aimait dans le second son jeune idéal de droiture et de pureté ; il y reconnaissait sa propre conscience, plus radieuse et plus ferme, et s’en reposait sur elle avec un double sentiment délicieux de sécurité et d’admiration. Et, brusquement, le voilà rejeté en lui-même, condamné à achever seul le travail si facile à deux ; le voilà solitaire dans le monde spirituel qui s’ouvre devant lui avec ses trésors et ses énigmes, les aspirations de l’âme et les problèmes de la pensée.

Le coup fut de ceux qui ébranlent une jeune aine jusque dans ses profondeurs et la font chanceler. Le monde n’entendit plus la voix du poète ; et si déjà dans le recueil de 1842 on put deviner le travail de ses méditations, c’est huit ans plus tard encore, en 1850, qu’il livra le secret de son recueillement et de sa métamorphose, quand il publia, sans nom d’auteur, sous l’inscription funéraire : In memoriam A. H. H. Obiit MDCCCXXXIII, les cent trente et un poèmes d’un mètre uniforme qui nous révèlent l’épreuve mémorable de sa douleur et le triomphe de son amour.

A une première lecture avide, nous risquons, nous autres Français, d’être déçus. Ce ne sont point là les magnifiques épanchemens des Contemplations, ces plaintes inspirées et ces chants d’une simplicité déchirante où se lamente la plus grande sensibilité lyrique de la poésie moderne. Nature recueillie et méditative, Tennyson n’a si longtemps vécu sur son intime souffrance que pour la conquérir à sa pensée, et cette lutte obstinée s’est terminée par une sereine victoire. Elle est minutieusement retracée, avec cet admirable sérieux, cette patience, cette lenteur du génie anglais, que ne lasse pas la monotonie. Car, malgré la richesse des variations, la diversité des nuances, cette longue suite de pièces sur le même thème, dans le même rythme, est monotone, inévitablement. Elle lasse une oreille distraite,