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honnêtes gens et digne de leur estime et qui serait heureux s’il était aussi résigné qu’il affecte de l’être et s’il ne redoublait son malheur par l’effort même qu’il fait pour s’y résigner. »

Ce portrait n’est pas dans La Bruyère, où il serait infiniment meilleur. Il est à remarquer qu’il est très faux qu’on ne se connaisse point. On se connaît bien, puisqu’on se déguise. On se connaît donc ; seulement, on n’aime point à se connaître, ni à s’appesantir sur cette connaissance jusqu’à se peindre ; et on ne trouve dans La Bruyère ni portrait du jaloux, ni portrait du médisant.

Tel nous apparaît La Bruyère quand on ne le prend ni comme peintre, ni comme critique, ni comme philosophe, ni comme élégiaque ; mais quand on le prend comme homme. C’est lui faire tort, comme à peu près à tout le monde, que de le prendre en soi. C’est ainsi que l’a pris M. Lange, par la nécessité même de son sujet. Il a été amené fatalement à l’amoindrir. Joubert disait : « Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil. » M. Lange a regardé La Bruyère de profil, aussi, mais du côté où il était borgne.

Son livre pourtant était à écrire ; car La Bruyère sociologue n’avait pas été assez étudié. Il l’est maintenant avec pénétration et avec justesse, et l’on saura désormais que La Bruyère, disciple des sermonnaires du XVIIe siècle, peut passer pour le premier des Encyclopédistes. Les sermonnaires du XVIIe siècle se trouvent rattachés aux Encyclopédistes, que peut-être ils auraient peu aimés, par un chaînon étincelant qui fait grand honneur aux uns et aux autres.


Émile Faguet.