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Mirabeau avait dû se constituer prisonnier à Pontarlier. Le concierge de la geôle lui céda son propre logis et s’installa lui-même avec sa famille dans la prison.

Cependant Legrain avait pris à cœur les affaires de son maître, auquel l’avocat du Roi à Pontarlier, un nommé Pion, était hostile. Legrain traversait la grande place à cheval. Arrive toute une meute. « Parmi ces chiens il se trouva M. Pion… Comme j’avais un bon fouet de poste, que je savais bien le manier, je n’ai pas voulu lui couper les yeux ; je lui ai seulement coupé la figure, avec les deux oreilles. »

On imagine la belle rumeur : Legrain fut traduit en justice à Besançon, mais à force de parler, d’expliquer, de poster adroitement de menues inexactitudes aux bons endroits, — ô Figaro ! — le rusé compère parvint à se tirer d’affaire. Mirabeau aussi.

Legrain est devenu le conseiller et le mentor de son maître ; il lui fait payer une partie de ses dettes, celles qui sont dans la basse classe, « parce qu’elles sont criardes. » Survient le fameux procès de 1783, de Mirabeau contre sa femme, — « contre » est mal dit, puisqu’il plaidait en « réunion. » Mirabeau se révèle le premier orateur de son temps. Il a publié son livre sur les lettres de cachet. Il est célèbre et les éclats de sa renommée mettent en lumière le fidèle Legrain. De la gloire, mais peu d’argent. Faute d’argent, les chevaux se mordent. Mirabeau et Legrain voulurent régler leurs comptes ; ils en vinrent aux coups.

« Monsieur le comte, nous avons raison tous les deux. Vous pouvez prendre un domestique si vous n’en avez pas, et moi un autre maître. Vous aurez plutôt trouvé un mauvais domestique, que moi un bon maître.

« — Eh bien ! en attendant, voilà des commissions, il faut les faire ; et voyez que ma chambre est tout sens dessus dessous. « — J’ai une place, je suis sûr d’être reçu, je sais les prix de la maison, tout cela me convient. Je suis sûr, en n’entrant pas là, que je ferai une sottise. Enfin, je me détermine à rester avec vous, monsieur. »

Legrain demeura auprès de Mirabeau jusqu’à l’heure de sa mort. Entre temps, il se marie, et sa femme, qu’il avait connue servant Mme de Nehra en qualité de femme de chambre, sous le nom d’Henriette, s’attacha au grand tribun comme son mari. Bien qu’enceinte, elle le soigna durant sa dernière maladie avec un admirable dévouement.