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boulevard de Paris, lorsque l’amour du riche vint la tirer de cette abjection pour lui en faire subir de plus grandes encore. Mon père la connut lorsqu’elle avait déjà 30 ans, et au milieu de quels égaremens ! Il avait un grand cœur, lui ; il comprit que cette belle créature pouvait encore aimer, et il l’épousa contre le gré et presque sous le coup des malédictions de sa famille. Longtemps pauvre avec elle, il aima jusqu’aux enfans qu’elle avait eus avant lui. Née dans leur mansarde, j’ai commencé par la misère, la vie errante et pénible des camps, le désordre d’une existence folle, aventureuse, pleine d’enthousiasme et de souffrances. Je me souviens d’avoir fait la campagne de 1808 en Espagne sur une charrette, ayant la gale jusqu’aux dents. Après cela, ma grand’mère, qui était bonne comme un ange au fond, pardonna, oublia, et reçut dans ses bras son fils, sa femme et les enfans. Je fus faite demoiselle et héritière. Mais je n’oublierai jamais que le sang plébéien coulait dans mes veines ; et ceux qui m’ont inventé de charmantes biographies, me faisant gratuitement comtesse et marquise, parlant de mon bisaïeul le maréchal de Saxe et de mon trisaïeul le roi de Pologne, ont toujours oublié de faire mention de ma mère la comparse et de mon grand-père le marchand d’oiseaux. Je le leur apprendrai si jamais j’écris des mémoires, ce dont je doute[1], parce que je n’aime pas à parler de moi : c’est si inutile ! Mais je devais vous dire tout cela, mon cher enfant, pour que vous ne me croyiez pas si intrue (sic) dans le peuple, ni si méritante, moi grande dame, comme certains bourgeois m’appellent, de vous regarder comme mon égal. Vous voyez que, quand même j’aurais les préjugés de l’inégalité, j’aurais mauvaise grâce à m’en targuer. Et je rends grâce à Dieu d’avoir de ce sang plus chaud que le leur dans les artères. Je sens que je ne suis pas obligée de faire des efforts de raison et de philosophie pour me détacher de cette caste, à laquelle mes entrailles tiennent beaucoup moins directement qu’au ventre de ma mère. C’était bien la vraie mère de Consuelo[2], battant d’une main et caressant de l’autre, portant ses enfans sur son dos, tendre et violente, terrible dans sa colère

  1. C’est ici, pourtant, que se trouve le germe de l’Histoire de ma vie, commencée quatre ans plus tard.
  2. Consuelo venait de paraître dans la Revue Indépendante, de février 1842 à mars 1842. George Sand écrivait alors la fin de la Comtesse de Rudolstadt, qui paraissait dans le même recueil depuis le 25 juin 1843, et dont la fin est sous 1er date du 10 février 1844.