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gène ? C’est une exception surprenante. Un bowling, où Anglais et Indous, les pesantes boules en main, rivaliseraient de force musculaire, constituerait un exemple rarissime. Un tennis où ils se renverraient les balles, serait chose inouïe, surtout si des Européennes tenaient en main la raquette.

Fidèles à cet esprit, les administrateurs dédaignent ouvertement les indigènes, malgré le problème compliqué qui se dresse devant eux : maintenir, parmi la mosaïque de ces peuples, le calme et le prestige britannique. Comment trouver la solution ? Comment même poser une équation, si l’on n’a que des quantités inconnues à y faire entrer, si l’on ignore tout des habitans, leurs coutumes, leurs aspirations, leurs besoins ? Le général Gordon comprenait autrement ce rôle : « Pour gouverner les hommes, disait-il, il n’y a qu’un moyen qui soit éternellement vrai. Mettez-vous dans leur peau. Essayez de comprendre leurs sentimens à fond. C’est le secret du gouvernement. » On ne saurait mieux dire.

Lord Curzon[1] se demandait : « Qu’y a-t-il au cœur de ces millions d’êtres ? Où les menons-nous ? Que deviendra tout cela ? Où est le but ? » Ces quatre questions, lord Curzon les a transmises à ses successeurs. Il en chercha pourtant les réponses, parcourant le pays, s’inquiétant des besoins des natifs et veillant lui-même à l’exécution de ses décisions. Il réforma la police, améliora l’enseignement, les routes, les canaux d’irrigation. Mais l’extérieur l’absorbait. Impérialiste ardent, homme aux initiatives hardies, doué d’une opiniâtreté peu commune, persuadé que « l’Inde deviendra de plus en plus la frontière stratégique de l’empire britannique, » il s’occupa beaucoup de politique extérieure. Il assura la sécurité des frontières ; il l’assura même fort loin, du côté de l’Arabie, du golfe Persique, du Thibet. On connaît sa théorie des glacis de l’Himalaya et ses manœuvres auprès des scheiks influens du golfe Persique pour établir la priorité de l’Angleterre et empêcher les Allemands d’adopter sans négociation préalable Koweït comme point terminus de la ligne de Bagdad.

Comme les commerçans anglais qui cherchent seulement à brasser des affaires, sans souci de ce qui se passe autour d’eux, les fonctionnaires se désintéressent du pays. Ils ne conservent

  1. Vice-roi de l’Inde, de 1898 à 1905. Il donna sa démission (août 1905) à la suite de démêlés retentissans avec lord Kitchener, commandant en chef de l’armée des Indes.