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village… Des troupeaux se hâtent vers le bercail, mais le berger qui s’arrête, pour regarder le train, ne ressemble pas du tout à nos bons pas tours, engoncés dans leur limousine. Il est un peu brigand d’aspect, ce berger, avec son turban noir, sa ceinture, ses jambières, et son grand fusil.

Et les passans qu’on aperçoit, très rarement, sur les chemins aux terribles ornières, ont, comme les bergers, un fusil sur l’épaule… Le pays n’est pas sûr. Des postes de gendarmes, échelonnés, gardent la voie. C’est par ici qu’une bande audacieuse arrêta l’Orient-Express, naguère, et enleva deux voyageurs, dont une vieille demoiselle américaine, qu’elle rendit sains et saufs contre rançon.

Il fait nuit. La Thrace est noire sous le ciel noir, et les nuages cachent les étoiles, le croissant rougeâtre, qui a perdu sa belle courbure fine. Une rivière sinueuse, qui languit dans les marais, reflète un peu de lueur, et dessine, dans la plaine obscure, comme une inscription turque, un beau tonghra de sultan. Et soudain, dans ces ténèbres, trois petits points de feu paraissent. Ce sont des lanternes que les gendarmes d’un poste ont allumées. Seuls, loin de toute ville, en plein désert, ils font leur petite illumination patriotique, en l’honneur de Sa Majesté Mahomet V.

Et plus loin, il y a un autre poste encore, qui s’éclaire de globes lumineux, et un pauvre village qui a fait de grands frais et qui déploie un luxe incroyable : vingt lampions, au moins, et douze lanternes suspendus à des cordes, entre les platanes de la place. Il y a même un soleil tournant… qui rate ! Ça ne fait rien. Il a produit un grand effet. Nous entendons des clameurs d’admiration…

Pavlo-Keuy. Un arrêt. La gare, si petite, a des lampions et des drapeaux. Une foule énorme, — quinze ou vingt personnes ! — guette le passage de l’express qui stationne quelques minutes. Attirés par l’éclairage intense du wagon-restaurant, les curieux voudraient bien regarder à travers les vitres. Nous descendons. Ils s’approchent… Des bergers, encore ! Leur front farouche est ceint de turbans noirs, largement drapés, et qui retombent de côté sur l’épaule. Ils tiennent de grandes houlettes, comme on en voit dans les bas-reliefs antiques. Leurs yeux, leurs dents brillent dans la nuit… Ils sont très nobles, de visage et d’allure, avec leurs coiffures funèbres, et l’on dirait les pasteurs des morts, les gardiens des ombres…