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navrante. Les maisons turques traditionnelles sont remplacées par des constructions en pierre, plus coûteuses, peut-être plus confortables, mais d’un effroyable style « art nouveau. » Car ce prétendu « art nouveau » sévit en Turquie, et il menace d’y devenir populaire. N’avons-nous pas entendu, sur le port de Galata, une bohémienne effrontée, connue de tous les voyageurs, étaler son vocabulaire français, restreint, mais énergique :

« Dix paras, madamiselle… Merci bien… f… -moi la paix… art nouveau ?… »

Et il fallait voir comme elle était contente de parler si bien français !… Les architectes qui ont bâti ces maisons biscornues et bêtes, les gens qui les habitent, doivent éprouver la même fierté.

La chaleur et la clarté nous accablent, pauvres voyageurs emprisonnés dans les parois de drap et de velours. Nous essayons de nous rafraîchir avec du thé brûlant. Passé Kutchuk-Tchekmedjé, les villages se font rares, la mer s’éloigne, et les grands plateaux de Thrace ondulent sous l’implacable soleil.

Il n’est pas beau, ce pays de Thrace, mais au déclin du jour, une espèce de charme triste se révèle dans ces étendues infinies, faiblement vallonnées, couvertes de broussailles, et de tout petits chênes, qui ont encore leur feuillage d’automne, couleur de cuivre. Aussi loin que voient nos yeux, sur les pentes indécises et les vagues plateaux, c’est toujours la même broussaille, toujours les mêmes petits chênes, la même nuance uniforme de cuivre fané où, parfois, s’effeuille le bouquet pâle et rose d’un arbrisseau, d’une aubépine fleurie.

Pendant des lieues et des lieues, pas une maison, pas un être humain, le désert, le silence, les nuages du soir qui sont venus, on ne sait comment, dans le ciel pur, et qui traînent des ombres violettes. Le soleil les frappe à revers, et cerne leurs crêtes grises d’un fil écarlate… Les seules créatures animées sont les bêtes tapies, qu’on ne voit pas, et l’aigle qui plane, contre le couchant, et décrit des cercles, avec ses larges ailes… Enfin, des chaumes se lèvent, aux plis du sol moins aride, que féconde un petit ruisseau, et qui nourrit un peu d’orge verte et de maïs. C’est presque un hameau de France, un hameau perdu dans les landes, sur les hauts plateaux limousins, et le minaret de la mosquée est humble et touchant comme un clocher de