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en un lac immense autour de son palais d’Yldiz. Là, au centre des jardins enchevêtrés, il y a un kiosque de marbre dont nul n’approche, et que défendent plusieurs enceintes. Et dans ce kiosque, il y a cent chambres d’or, comme les alvéoles d’une ruche, et une chambre élue, où le soleil entre à peine, où nul regard humain n’a pénétré. Le calife maudit s’y tient, tapi dans l’ombre, telle une araignée, tisseuse de ruses et de deuils. Autour de lui, dans les jardins de roses, tous les animaux de la création s’ébattent, pour le plaisir des plus belles femmes de l’univers. Ces houris impériales, perles cachées, fontaines closes, urnes scellées, que garde une armée de géans noirs, attendent le désir ou la curiosité du maître. Huit cents cuisiniers préparent les festins qu’il ne goûtera jamais. Dans les salons, les merveilles occidentales voisinent avec les trésors de l’Orient. Aux lustres, aux faïences persanes, aux tapis veloutés de Boukhara, se mêlent les pendules fabriquées par les Infidèles, les armoires qui ont des glaces comme des étangs, et les machines à voix humaine, qui parlent et chantent, et qu’habite sans doute quelque génie fallacieux. Une pièce est toute pleine de bijoux, rubis et saphirs gros comme des œufs de pigeon… On raconte qu’un empereur du Nord et son épouse, introduits dans cette cellule de splendeurs et priés d’y choisir quelques pierreries, furent tellement émerveillés qu’ils perdirent le sens de la mesure, et se firent donner des bagatelles étincelantes qui valaient bien deux millions de francs ; mais le Sultan pourrait vêtir de diamans et de perles toutes les impératrices infidèles, sans que son trésor fût appauvri. Un nécromant, appelé ministre des Finances, fait renaître l’or, à volonté, dans les caisses profondes où puise le maître, où puisent les amis du maître… Cependant, isolé dans la chambre mystérieuse, maigre et chétif, le visage fardé, la barbe teinte, Abdul-Hamîd tremble de peur, et cherche, dans la poche de sa stambouline, un revolver toujours chargé. D’autres revolvers gisent, à la portée de sa main, sur la table, sur le divan, près du lit mobile que lui-même déplace chaque soir. De temps en temps, un soupçon saisit l’âme malade du calife. Il regarde le familier qui le sert, la femme qui le caresse, l’enfant qui joue près de lui, et que son caprice appela… Il croit surprendre un geste imprévu, menaçant. Il tire… Jamais plus on ne reverra le serviteur, la sultane, l’enfant… Des espions apportent des papiers volés et remportent des bourses d’or ; des