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drapeau vert surgit, puis un drapeau rouge, et l’on entend le frottement caractéristique des sandales en peau de buffle sur le pavé, le bruit étouffé, glissant d’une troupe en marche. Quelques applaudissemens s’égrènent, suivent le sillage de cette troupe, dans la houle bariolée de l’esplanade. Et la voilà, enfin, tout près… C’est une bande albanaise ou bulgare, une de ces bandes, qui sont venues de Macédoine avec Panitza et qui ont une renommée un peu effrayante… Les cultivateurs, les artisans, les jeunes hommes riches et bien éduqués, d’Uskub et de Monastir, les pères avec les fils et les grands-pères avec les pères, sont partis, spontanément, pour défendre la Constitution et la liberté. Mais avec eux sont partis ces demi-brigands qui font la guerre de guérillas depuis leur enfance, Bulgares contre Grecs, et Grecs contre Bulgares, animés par des rivalités de race, de religion et de famille. Ils n’ont commis aucun méfait, ils se sont tenus aussi correctement que les soldats réguliers, mais ce ne sont pas des gens de caserne ; on risquerait beaucoup à exiger d’eux, trop longtemps, la discipline militaire, et, quand ils auront cueilli leur branche de laurier et entendu bien des louanges, bien des remercîmens, bien des bravos, on leur conseillera le retour au pays et la liberté sur la montagne.

O romantiques ! vous les aviez rêvés, vous les aviez aimés, ces bandits superbes devenus les soutiens de l’ordre et des lois, À ces cousins de vos Klephtes, vous prêtiez des costumes éclatans, de longs fusils, des pistolets damasquinés, et des « profils d’aigle »… O romantiques, ce n’est plus ça, plus du tout ! Mais la réalité d’aujourd’hui, si différente de vos imaginations, conserve le caractère héroïque. Le porte-drapeau, tout jeune, est un admirable garçon, aux yeux bleus, aux moustaches blondes dans un teint bruni par le soleil. Ses boucles de pâtre grec foisonnent autour de la calotte en feutre brodée de jaune. Il porte un uniforme fantaisiste d’un bleu passé, des jambières blanches lacées par des courroies et des sandales pointues. Derrière lui, marche un sexagénaire à grande barbe, qui a deux cartouchières croisées sur la poitrine, deux pistolets à la ceinture, un couteau pendant à l’épaule, un fusil, et un étrange sabre recourbé. Et d’autres suivent, gens de cinquante ans, de trente ans, de vingt ans, hommes mûrs et jeunes hommes, et même un gamin de quatorze ans, qui n’est pas le moins fier de la troupe et le moins bien armé.