Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en train de réparer. Pour moi seule, visiteuse ignorante et profane, chatoient, dans la pénombre des salles voûtées, les fleurs de jade et de turquoise, les aiguières, les armes, les reliures de cuir fauve et doré, les tapis splendides comme le col des faisans, trésors d’un art oublié, orgueil et plaisir d’anciens califes dont je ne connais même pas les noms. Le gardien qui me conduit serait bien empoché de m’instruire, car de toutes les langues européennes, il ne sait que trois mots : oui, yes ou ya. Devant chaque objet intéressant, cet homme plein de zèle se livre à une mimique laborieuse qui remplace le discours explicatif, et, quand il a terminé ses gesticulations, il dit oui, yes ou ya, au hasard, avec un bon sourire.


Après la fraîche solitude, le silence recueilli, les belles formes immobiles, l’enchantement du passé légendaire, voici le mouvement et la vie. De Sainte-Sophie au Parlement, du Parlement au Séraskiérat, les rues regorgent de peuple. Ma voiture est arrêtée, à chaque instant, et doit se ranger pour laisser défiler des bataillons réguliers ou des bandes de volontaires. Dans les petites rues, les maisons de bois, accotées l’une à l’autre, et dont toutes les lignes semblent de travers, gardent leur physionomie de vieilles, sourdes, aveugles, closes sur des secrets. Mais les stores blancs, derrière les caffess ajourés, palpitent parfois comme des paupières. Toutes les dames de Stamboul sont aux aguets. Leurs yeux invisibles qui voient, aimantent mes yeux qui les cherchent et les devinent. Mères, épouses, filles de musulmans, elles ont ressenti plus que toutes les autres dames de Constantinople les répercussions tragiques du grand drame national. Elles ont perdu des êtres aimés ; elles tremblent pour des coupables très chers ; elles bénissent le retour d’exilés qu’elles croyaient perdus. Sous ces milliers de regards féminins, les hommes armés, les chevaux, les canons, les baïonnettes, les drapeaux déployés coulent, masse pressée, ondoyante, lente, aux remous de fleuve.

L’énorme place, entre le Séraskiérat et la mosquée Bayazid, est comme une mer où ces fleuves humains s’unissent et se confondent. L’îlot marmoréen de la mosquée émerge, pâle dans les vibrations diamantées de la lumière, et les minarets montent ainsi que des mâts et des phares où les muezzins perchés ont