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que dix ans sur les soixante qu’en dura la composition, on peut donc dire qu’il est le véritable auteur du dictionnaire. Arrêtons-nous un instant sur le rôle qu’il a joué.

Vaugelas est le plus illustre des grammairiens français, celui qui a eu le plus d’influence sur la langue. Il se prit pour elle, tout imparfaite qu’elle était encore, d’une affection passionnée. Il en sentait les qualités, qu’il loue magnifiquement[1]. Je n’en connais aucune, disait-il avec enthousiasme, « qui soit plus ennemie des équivoques et de toute sorte d’obscurité, plus grave et plus douce tout ensemble, plus propre pour toute espèce de styles, plus chaste en ses locutions, plus judicieuse en ses figures, qui aime plus l’élégance et l’ornement, mais qui craigne plus l’afîectation. » Ne nous le représentons pas comme un étroit grammairien, regratteur de syllabes. Loin de s’attacher minutieusement à la grammaire, il tenait à ce que l’on respectât surtout le génie de la langue et qu’on en gardât l’esprit plus que la lettre. Une incorrection, — qu’il ne faut pas confondre avec une négligence[2], — n’était pas pour l’effrayer, si elle donnait plus de valeur, de force ou de pittoresque à la pensée. « Autre chose, répétait-il volontiers, est parler grammaticalement et autre chose parler français[3]. » La langue devant servir à la pratique de la vie, aux rapports des hommes entre eux, aux relations du monde, il fallait, au lieu de l’emmailloter dans des règles trop rigides, avoir soin de lui laisser une certaine aisance de mouvemens.

De là est venu le caractère du dictionnaire. Chamfort et tout le xviiie siècle l’accusent de manquer à la raison. Mais Vaugelas l’a voulu ainsi. C’est sur l’usage qu’il entend s’appuyer, ou sur l’analogie, laquelle n’est que l’image ou la copie de l’usage[4]. D’ailleurs, cet usage est le plus souvent conforme à la raison. Si cependant il y a conflit, l’usage l’emportera : rien ne sera tenté contre lui. La raison, ici, n’a nulle autorité. Les tours, adoptés contrairement à ses lois, « font une partie de l’ornement et de la beauté du langage[5]. » Et il ne se lasse pas d’y revenir. « C’est la beauté des langues que ces façons de parler, qui semblent être

  1. Vaugelas, Remarques, éd. Chassang, I, p. 48 (préface).
  2. Vaugelas était sévère pour les négligences. Cf. Remarques (éd. Chassang), II, p. 138 et suivantes.
  3. Ibid., II, p. 452. Cf. aussi II, p. 240.
  4. Ibid. (préface), I, p. 23.
  5. Ibid. (préface), I, p. 24.