Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 52.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Toutes les autres nations lui reprochent cette inconstance ; nos auteurs les plus élégans et les plus polis deviennent barbares en peu d’années ; on se dégoûte de la lecture des plus solides et des meilleurs, dès qu’ils commencent à vieillir[1]. » — Ce qui est non moins grave, elle manque d’unité. Elle varie d’une province à l’autre. On ne parle pas tout à fait de même à la cour et à la ville ; et dans la même ville chaque profession parle différemment. À Paris, par exemple, il y a la langue du Palais, celle des écoles, celle des gens du monde, celle des bourgeois. De toutes ces langues, il faut n’en faire qu’une, qui soit vraiment la langue « française » et qui, sans être immuable (le propre des langues vivantes est de changer), ne change pas avec tous les caprices de la mode. Pour y parvenir, le seul moyen est d’en dresser un bon dictionnaire. C’est Chapelain qui conçut le premier cette idée ; tout le monde s’empressa de l’adopter et, dès lors, le dictionnaire devint une des plus importantes occupations de l’Académie. Seulement, le travail n’avança guère. La plupart de ceux qui l’avaient entrepris n’en virent pas la fin. Commencé en 1634, il ne fut terminé et présenté au Roi qu’en 1694. On avait mis soixante ans à le faire !

Malgré tout, dans l’intervalle, la langue française avait chaque jour gagné du terrain. Elle était allée se perfectionnant au cours du siècle et, dans la préface de la première édition, les auteurs du dictionnaire pouvaient avec une juste fierté vanter « le degré d’excellence » où elle s’était élevée. Chaque progrès avait tendu à la rapprocher de l’éloquence ; car c’était là le but suprême de tous les efforts et l’ambition de la compagnie. Pellisson, Chapelain, tous le disent : il faut « se tracer un chemin pour parvenir à la plus haute éloquence[2]. »

Quoique cette langue ait déjà produit des chefs-d’œuvre, puisque c’est celle dont Rabelais et Montaigne se sont servis, on s’accorde à reconnaître qu’une qualité lui manque : elle n’est pas « capable d’éloquence ; » mais qu’elle le devienne, elle sera glorieuse entre toutes. La génération d’alors, élevée dans les écoles, semblait avoir pour idéal cette belle prose latine, ample, maiestueuse, rythmée, qui l’avait charmée dans Cicéron, et elle

  1. Pellisson, dans Livet (ouvr. cit.), I, p. 114.
  2. Pellisson, ibid., p. 4. — Chapelain, de son côté, dans son projet du Dictionnaire : « Le dessein de l’Académie est de rendre la langue capable de la dernière éloquence. » (Livet, ouvr. cit., I, p. 102.)