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nature, sa violence indisciplinée prouvaient-elle justement en lui une surexcitation nerveuse et maladive.

D’Alembert disait encore qu’une nation doit être éclairée, parce que l’ignorance et l’erreur sont aussi funestes aux souverains qu’aux sujets et ne peuvent être utiles qu’aux tyrans. Mais il est des vérités qu’ « il importe de ne répandre que peu à peu et comme par transpiration insensible. » Si la lumière est trop vive et projetée trop brusquement, elle éblouira les peuples sans les éclairer. Il faut la faire entrer dans leurs yeux par degrés. Tel est l’office que saura remplir une compagnie instruite et prudente à la fois. Ces préceptes d’un philosophe assagi par la vie jettent Chamfort hors des gonds ; il est « surpris, indigné, révolté, » et, dans l’aveuglement de sa colère, il dénature la pensée qu’il reproduit. Il y voit l’existence d’un pacte secret, d’un complot ou, si l’on veut, d’un « infâme trafic » entre le despotisme et les écrivains. En échange des places académiques et des faveurs de cour, ceux-ci s’engagent à ne pas dévoiler des vérités utiles à l’humanité, mais nuisibles à ses oppresseurs. Les gens de lettres « se placent entre les peuples et les rois et disent à ces derniers dans une attitude à la fois servile et menaçante : Nous pouvons à notre choix éclaircir ou doubler, sur les yeux de vos sujets, le bandeau des préjugés. Payez nos paroles ou notre silence ; achetez une alliance utile ou une neutralité nécessaire. » Les Académies sont donc un danger public dont il faut débarrasser la France au plus vite. Pour avoir accepté une aussi « odieuse transaction, » elles ne méritent pas de vivre. Mais d’Alembert lui-même, leur interprète, pour avoir « enseigné aux rois l’usage qu’ils peuvent faire de ces corporations, » pour les avoir aidés à « perpétuer l’esclavage des peuples, » que ne mérite-t-il pas à son tour ? On ne se posait pas encore la question en 1791 : on devait un jour se la poser. D’Alembert a eu raison de mourir sans attendre le tribunal révolutionnaire. Beaucoup de ceux que, deux ans plus tard, on déférait à Fouquier-Tinville, n’en avaient pas fait ou dit autant que lui. Chamfort, naturellement, n’en .veut qu’aux institutions, et non aux hommes, qu’il désire même voir traiter « avec une libérale équité ; » il se borne à demander la mort des Académies, mais il la demande avec véhémence. « Qu’elles soient fermées pour jamais, s’écrie- t-il dans sa péroraison, ces écoles de flatterie et de servilité ! Vous le devez à vous-mêmes, à vos invariables