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aussi sur M. Faguet lui-même, sur son tour d’esprit et ses tendances générales.

Il est d’abord à remarquer que les purs artistes, poètes, romanciers, dramaturges, sont ceux qu’il a le moins bien traités. Sans doute il les comprend ; car qu’est-ce que ne comprend pas M. Faguet ? Mais pourtant, il entre moins en eux, moins volontiers, et comme avec regret ; on sent qu’il a pour eux une sympathie moins spontanée et moins profonde. Dans les études qu’il leur a consacrées, il y a beaucoup à prendre, certes ; mais on pourrait y relever quelques erreurs, des méprises ou des lacunes. Il a, par exemple, été bien dur, — aussi dur que ce puritain de Scherer, — et, je crois, un peu injuste pour Gautier. Ne nous en étonnons point : il y avait entre l’auteur des Émaux et Camées et son critique une trop violente opposition de nature.

Mais les écrivains qu’aime visiblement M. Faguet, et qu’il analyse et qu’il comprend à fond, ce sont ceux qui pensent, qui ont des idées. Et plus ils en ont, plus ces idées sont hautes et fortes, plus il est ravi, plus il leur est sympathique, mieux il les comprend et les fait comprendre. Son étude sur Montesquieu par exemple, dans son Dix-huitième siècle, c’est presque du lyrisme. Cette fois, il est en compagnie d’un esprit de sa propre famille[1], et il s’en réjouit, et il s’y attarde. En revanche, s’il s’est montré si sévère pour Voltaire , c’est que Voltaire lui a causé une déception ; il a été surpris, impatienté du petit nombre et de l’incohérence des idées qu’à l’éprouve il rencontrait chez le patriarche de Ferney : il s’attendait à trouver un penseur, et il n’a trouvé qu’un homme d’esprit. Il lui a fait payer un peu cher sa désillusion.

Tout ceci se ramène à dire que la marque propre de M. Émile Faguet comme critique est d’être un penseur lui aussi, un logicien même, un logicien d’une vigueur, d’une puissance, d’une lucidité incomparables. J’ai déjà prononcé le mot de lucidité à son sujet. Plus j’y songe, et plus il me semble que c’est le mot qui caractérise le mieux son talent. La lucidité, c’est la faculté maîtresse de M. Faguet.

  1. « On sent qu’il n’y a pas eu de vie intellectuelle plus forte, plus intense, et, avec cela, plus libre ni plus sereine. » Cette phrase de M. Faguet s’applique très bien à Montesquieu ; mais elle s’appliquerait tout aussi bien à M. Faguet lui-même.