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qu’une vingtaine de lettres, assez inexactement recueillies et parfois écrites à des correspondans inconnus. C’est seulement dans ses Maximes et Pensées que se retrouve un accent personnel ; c’est sur elles qu’on le juge. Si l’écrivain y gagne, il n’en est pas de même de l’homme. Nées d’un esprit aigri et d’une âme de misanthrope, elles ont presque toutes une acre saveur et laissent après elles un goût amer. Cependant il s’y rencontre quelques traits qui pourraient nous donner de lui une meilleure opinion : il n’est que juste de le reconnaître d’abord.

Ainsi, on est blessé de la façon dont il juge ordinairement les femmes. Il ne les croit pas capables d’un sentiment sérieux. « Les femmes, d’après lui, ont des fantaisies, des engoûmens, quelquefois des goûts ; elles peuvent même s’élever jusqu’aux passions : ce dont elles sont le moins susceptibles, c’est l’attachement. Elles sont faites pour commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec, notre raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épiderme, et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère. C’est ce qui est prouvé par le peu de cas qu’elles font d’un homme de quarante ans : je dis même celles qui sont à peu près de cet âge[1]. » Or il semble qu’il ait tenu à se donner à lui-même le plus éclatant démenti et à nous convaincre que ses affirmations étaient impertinentes. Une des rares lettres que nous ayons conservées parle de la rencontre qu’il fit « d’un être dont le pareil n’existe pas dans sa perfection, » et auprès duquel il goûta pendant deux ans le charme d’une société douce et d’une amitié délicieuse. « C’était une femme, nous dit-il ; et il n’y avait pas d’amour, parce qu’il ne pouvait y en avoir, puisqu’elle avait plusieurs années de plus que moi[2] ; mais il y avait plus et mieux que de l’amour, puisqu’il existait une réunion complète de tous les rapports d’idées, de sentimens et de positions… Je l’ai perdue, après six mois de séjour à la campagne dans la plus profonde et la plus charmante solitude. Ces six mois, ou plutôt ces deux ans, ne m’ont paru qu’un instant dans ma vie[3]. » Sa douleur fut si vive qu’il avouait à Mme Agasse, chez laquelle il l’avait connue, n’avoir pas eu le courage, aussitôt après ce coup terrible, d’aller lui faire visite.

  1. Chamfort, Œuvres, éd. Auguis, I, p. 412.
  2. Elle était la veuve d’un médecin du Comte d’Artois et s’appelait Mme Buffon elle avait au moins une douzaine d’années de plus que lui.
  3. Éd. Auguis, V, p. 274-75.