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de ce phénomène changeant et imprévu qu’est l’activité de l’homme, l’analyser comme une mécanique ; ils savent que les faits littéraires en particulier ne livrent pas à l’enquête la plus sagace tout leur mystère. Qu’on relise les pages où, s’inspirant du bel ouvrage de M. Vidal de la Blache, M. Bédier montre la France faisant communiquer la Méditerranée et l’Océan par les vallées du Rhône, de la Saône et de la Seine, décrit le passage des pèlerins, et groupe les légendes sur les vieilles voies romaines : il y a loin de ces considérations exactes aux charmantes impressions que notait Renan étudiant. Mais qu’on relise ensuite les pages où M. Bédier revendique pour les poètes le droit d’avoir eu de l’imagination, et l’on sentira comment il faut dans les études littéraires apporter avec les plus sévères méthodes un sentiment très humain des conditions de l’art et joindre l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie. Voilà nos vieilles chansons de geste bien rajeunies. Déjà M. Michel Bréal étudiant Homère nous avait invités à ne pas trop croire à la naissance magique des poèmes et, à travers les travaux des philologues, il nous faisait entrevoir de nouveau la figure légendaire d’un auteur de l’Iliade. A son tour, M. Joseph Bédier fait paraître dans une lumière nouvelle un passé qui lui est cher : par les images qu’il trace des sanctuaires, des moines, des pèlerins et des jongleurs, il recompose le paysage réel de l’épopée, et, de la foule des aèdes romantiques, il fait surgir des poètes de chair et de sang ayant rêvé et travaillé comme font leurs semblables, « depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »


ANDRE CHAUMEIX.