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injustices, les tolère d’abord pour en mieux faire éclater plus tard les suites, et pour mieux convertir le pécheur. Dans les chansons, comme dans les sermons qui feront cinq siècles après la gloire des orateurs sacrés, il commence par imposer des épreuves à ceux qu’il veut avertir ; si elles ne suffisent pas, il frappe encore leur esprit par des miracles et des malédictions ; il les courbe enfin sous sa main jusqu’au jour où, les voyant meurtris et repentans, il leur accorde sa clémence. Il faut la mort d’un ami cher pour que, dans le poème de Raoul de Cambrai, le comte Ybert, héros orgueilleux, découvre la voie du salut[1] ; alors seulement il fait de Dieu son héritier et fonde sept églises en souvenir de ses sept châteaux forts. De même Girard dressera les abbayes de Pothières et de Vézelay dans les plaines même où s’est exercée sa puissance, et le paysage ravagé par ses violences sera sanctifié par son repentir, et sa piété. L’idée, qui est morale, a aussi sa poésie. Elle n’est nulle part exprimée, mais elle est l’âme secrète de ces romans, et peut-être était-elle tellement familière aux foules du moyen âge qu’il n’était pas nécessaire de la développer. C’était le thème essentiel de tout enseignement ; les chansons nous montrent toutes des héros qui s’agitent et que Dieu ramène à lui. Ainsi découronnées de leur passé lointain, de leurs origines spontanées et populaires, les chansons de geste perdent un prestige conventionnel ; en revanche, elles gagnent à l’explication réaliste qui en est donnée plus d’humanité et par suite plus de pathétique. Il n’y a pas eu peut-être de bataille de Roncevaux. Mais il y a eu l’admirable fiction de l’orgueil de Roland et de l’héroïque combat des douze pairs. Et ce que les hommes n’ont pas accompli, ils ont eu la noblesse de le concevoir.

Cette création poétique cependant demeure un mystère. M. J. Bédier n’explique pas tout. Sa théorie, qui renouvelle sur bien des points l’histoire des chansons de geste, prête encore à une grande objection. D’où est venue l’idée de ces poèmes, comment s’est constituée la matière épique dont ils sont composés, qui a trouvé la forme qu’ils revêtent ? M. J. Bédier nous apporte tous les élémens qui ont pu servir à bâtir le monument de l’épopée : voici les sanctuaires, les personnages dont ils conservent

  1. C’est du moins là l’une des versions de la légende de Raoul de Cambrai, celle de la Chronique de Waulsort qui résume sans doute une chanson de geste française, perdue pour nous.