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Parfois, on croit apercevoir un plus grand travail encore ; on croit discerner un thème primitif des chansons, qui aurait été par la suite développé et complété : l’idée première n’aurait-elle pas été la légende de Charlemagne, et la mort des douze pairs ? Pour continuer la fable après cette catastrophe, ne fallait-il pas chanter les sept fils de cet Aymeri qui, au retour de Roncevaux, s’était distingué en prenant Narbonne sur la demande de l’Empereur ? Ne fallait-il pas, après la mort de Charlemagne, montrer son fils Louis défendu par Guillaume ? Il y a entre toutes ces chansons des liens manifestes, et si l’on ne peut supposer qu’un seul poète en ait conçu le plan tout entier, il semble bien que les thèmes élémentaires sous l’action de différons chanteurs aient évolué et se soient harmonisés. Qui saura, conclut M. Bédier, répondre un jour à ces obscures questions ? En tout cas, les légendes ne sont pas sorties d’on ne sait quel pays magique : elles ont été créées par des hommes et pour des hommes.

C’est dans un décor très réel et d’ailleurs très beau que M. J. Bédier replace leur naissance. Ces voyageurs qui sur les grandes routes, dans les fêtes locales célébrées aux beaux jours du printemps et de l’été, venaient entendre les chansons dites selon l’usage par des jongleurs, n’étaient pas des passans frivoles et insensibles. C’étaient des pèlerins passionnés. Véritables rois de la route, ils animaient de leur cortège les antiques voies romaines où leur souvenir effaçait celui des ambassadeurs, des marchands et des soldats[1] ; ils suscitaient sur leur passage hospices, hôtelleries, monastères ; ils faisaient la gloire et la richesse des sanctuaires qu’ils visitaient ; ils déterminaient enfin les chants des jongleurs. De ces belles histoires débitées par fragmens, découpées comme de grands romans-feuilletons, l’objet essentiel était d’émouvoir le pèlerin, de l’intéresser aux sites, aux monumens, aux ruines qu’il voyait sur sa route. On lui montrait des vestiges de châteaux et de villes, des tombeaux, des monastères ; on lui disait que ces ravages avaient été causas jadis par les infidèles, que ces sépultures étaient celles de grands guerriers, que ces monastères étaient des fondations vénérables, dues à d’illustres personnages. Ainsi l’art des jongleurs et des

  1. La vieille route romaine de Pampelune à Compostelle garde encore par endroits le nom de camino frances. On trouve encore, dans des récits, les noms de Strata publica peregrinorum, caminus peregrinus, caminus romevus sancti Jacobi appliqués à diverses parties des routes.