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participation à la grande bataille des Pyrénées. En réalité, le rôle de Turpin a été créé en même temps que la Chanson, et l’armée légendaire de Charlemagne a été peuplée, à l’exemple des grandes troupes de pèlerinage, d’évêques et d’abbés. L’imagination ici encore a fait plus que l’histoire ; la géographie est elle-même fantaisiste toutes les fois qu’elle s’écarte de l’itinéraire traditionnel, et de l’Espagne comme de l’Italie, les poètes ne connaissent exactement que ce qu’ils ont vu sur la route des pèlerins. Avec tous les critiques, M. J. Bédier admet bien que la Chanson de Roland est un poème remanié d’après un texte plus ancien, mais sans fixer de date, il ne le croit pas antérieur au temps où le sanctuaire de Galice était dans toute sa gloire, et il pense que, s’il n’y avait pas eu de tombe sacrée à Compostelle, il n’y aurait pas eu de Chanson de Roland.


IV

On est bien tenté, après l’examen successif de ces légendes isolées, de les rapprocher et d’en tirer une théorie générale. M. J. Bédier, obéissant à un scrupule de méthode, remet l’heure de conclure. Son explication d’ensemble ne sera, dit-il, que la somme des vérités particulières acquises par des recherches indépendantes entre elles, et dont seuls les résultats sont solidaires. Mais en attendant qu’il l’expose, il la suggère. Il a beau nous prémunir contre des formules trop simples et dérisoires : les profanes ont des intrépidités que s’interdisent les savans.

Une idée neuve illumine les livres de M. Joseph Bédier : il restaure les droits du poète à créer des fictions. La critique présentait les chansons de geste comme des récits d’histoire. M. J. Bédier y voit une invention de jongleurs, où l’histoire n’a fourni que le cadre. A force de réalisme, il retrouve les conditions où a pu se développer la fantaisie des hommes, et c’est au nom de l’expérience qu’il fait sa part à la poésie. Par un contraste piquant, les théories tout imprégnées de romantisme du XIXe siècle refusaient à l’épopée son caractère imaginatif ; la science de M. J. Bédier le lui rend. On avait tout admis en effet, dans les explications anciennes, sauf que les auteurs d’épopée eussent pu inventer quelque chose. On avait admis qu’il avait existé de beaux poèmes dont il ne restait absolument rien ; on avait admis que, dans les temps carolingiens, les guerriers illustres avaient chacun