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autre route aussi avantageuse, aussi praticable. Il y a une chance sur deux pour que Charlemagne ait réellement passé à Roncevaux. Mais, dès le XIIe siècle, la tradition veut qu’il y ait en effet passé. À cette époque, il y avait à Roncevaux une abbaye fondée par Sanche de la Rosa, qui subsiste encore (la Real Casa de Roncesvalles). Les religieux appartenaient à l’ordre puissant de Saint-Augustin, et un poème latin nous apprend qu’ils avaient une demeure hospitalière et magnifique, des chambres remplies d’amandes, de grenades, de fruits de tous les pays. Plus tard, sous l’influence des pèlerinages, ils élevèrent une chapelle aux victimes de Roncevaux ; ils montrèrent même des reliques. Bien avant eux, les clercs de Saint-Romain de Blaye faisaient voir la tombe, réelle ou supposée, de Roland. Dans un travail qui est un modèle de lucidité, M. Camille Jullian, professeur au Collège de France, a jadis été le premier à montrer que Blaye était autrefois l’importante station où pèlerins, marchands et soldats prenaient les barques qui les transportaient à Bordeaux, l’étape qui reliait le Nord et l’Espagne, le point d’arrêt où les voyageurs avaient besoin d’être récréés. Blaye eut ses sanctuaires et, tandis que Bordeaux s’enorgueillissait de posséder le cor de Roland, elle gardait avec fierté des tombes qu’elle disait être celles de Roland, d’Olivier et de la Belle Aude. Peut-être même a-t-elle été le vrai centre de formation de la légende.

Comme la légende de Guillaume s’était développée sur la Via Tolosana, celle de Roland est née sur la route de Bordeaux à Compostelle. Les clercs et les jongleurs se sont ici comme ailleurs ingéniés à mettre en valeur tout ce qui donnait du lustre à leurs maisons et à leurs fêtes. Tous les faits s’enchaînent et la seule hypothèse qui demande quelque effort, c’est qu’un moine lisant la Vita Caroli d’Einhard ait fait un sort au personnage de Roland. Légende de saint Jacques, passage de Charlemagne dans les Pyrénées, fondations d’abbayes, pèlerinages, tout se tient, et là est l’essentiel de la Chanson. La collaboration des clercs se manifeste d’ailleurs par le grand rôle que joue Turpin dans la légende. Cet authentique archevêque de Reims occupe une place que les historiens ont été bien embarrassés d’expliquer, et sa présence dans le poème semble plus singulière encore, quand on réfléchit que l’épitaphe de Turpin où sont louées toutes ses vertus ne dit rien de ses exploits. Une histoire de l’archevêque de Reims écrite au Xe siècle est silencieuse aussi sur sa