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Celui qui aurait prédit à Gaston Paris, il y a une dizaine d’années, que son disciple et son successeur au Collège de France ébranlerait, avec autant de respect que de force, le vénérable édifice des théories sur l’épopée française, lui aurait causé un étonnement profond. Le grand historien n’aurait pas repoussé dès l’abord cette hypothèse hardie, car il savait les possibilités indéfinies des travaux critiques, et, mieux que personne, il connaissait tout ce qu’on pouvait espérer d’un chercheur et d’un écrivain tel que M. Bédier. Mais il aurait accueilli la prophétie avec quelque scepticisme. Les théories de l’épopée française étaient en effet solidement établies et généralement acceptées. L’épopée, disait-on, a été toute spontanée à ses origines ; elle est sortie des événemens ; elle a traduit les sentimens de générations naturellement héroïques. Quel a été le caractère des chants primitifs ? Ont-ils été lyriques ou épiques ? On en disputait. Mais on se réconciliait aussitôt pour affirmer qu’ils avaient existé dès le VIIIe siècle. Le Français, qui depuis a pris sa revanche, avait alors la tête si facilement épique que la réalité présente devenait elle-même matière d’épopée. Aventures, combats, exploits héroïques, voilà ce que les aèdes chantaient sous l’influence de l’histoire, conférant aux faits leur signification idéale, immortalisant les impressions d’un peuple entier. Toute la vie des guerriers, écrivait Gaston Paris qui a exposé cette thèse avec précision et magnificence, était enveloppée de poésie vivante ; ils se sentaient eux-mêmes des personnages épiques ; ils entendaient d’avance, « au milieu des coups de lance et d’épée, la chanson glorieuse ou insultante que l’on ferait sur eux. » Où est née l’épopée de Roland, celle de Raoul, celle de Girard ? Sur le champ de bataille. En ce temps-là, ceux qui se livraient aux combats savaient aussi composer des chansons. « Préparée depuis Chlodovech, commençant vraiment avec Charles Martel, à son apogée sous Charlemagne, renouvelée puissamment sous Charles le Chauve et ses premiers successeurs, la fermentation épique, si l’on peut dire, d’où devait sortir l’épopée s’arrête au moment où la nation est définitivement constituée et a revêtu pour plusieurs siècles la forme féodale. Avec l’avènement de la troisième race, la période de production épique spontanée est close. » Ainsi, depuis la date fatidique de 987, il n’y a plus eu d’épopée. Mais, par un malheur insigne, de la grande époque de floraison légendaire, il ne reste absolument rien. Nous avons des textes qui sont de