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riz-pain-sel. Ami de Bernadotte, il avait souvent aperçu l’officier de dragons aux « assemblées » du général… Heureux d’être en rapport avec un citoyen du meilleur monde, flatté dans sa gloriole, Donnadieu se sentit en verve :

— Bernadotte ! Un franc républicain, le suprême espoir de la France ; mais trop honnête, hélas ! Pourquoi donc, commandant en Bretagne une armée de quarante mille soldats, n’avait-il pas marché sur Paris ? On l’eût acclamé, et Bonaparte se fût effondré dans la honte de son despotisme.

— Eh oui, pourquoi ? Nous avons déploré comme vous les scrupules d’une trop vertueuse conscience…

En pareil voisinage, un homme à peine sorti des mains de Léopard aurait dû retenir sa langue, jouer le niais de Sologne, éprouver un invincible besoin de dormir ; mais Donnadieu était encore novice : il bavarda. Son voyage s’acheva dans une charmante intimité ; jasant et médisant, ils arrivèrent à la ville de La Haye, et soudain le monsieur s’éclipsa…

Donnadieu ne s’en mit pas en peine. Le pays lui plaisait : d’accortes Hollandaises, coiffées de casques d’or ; de bons et gras Bataves, aux caves bien remplies ; le schiedam, la pipe, et pas d’argousins de police : un paradis !… Donc, musant par les villes, il ne s’embarqua point pour l’Angleterre : son missionnaire diplomatique avait dupé Davout.

Mais, après quelques mois de paresseuse bombance, le fêtard se trouva sans argent. La pudeur n’étant pas sa vertu dominante, il osa écrire à Paris pour réclamer un nouvel acompte. A l’en croire, il n’avait point perdu son temps et, observateur consciencieux, connaissait les hommes et les choses de toute la Néerlande. Son portefeuille était bourré de notes sur des banquiers, des négocians, des industriels, des armateurs qui l’avaient reçu à leur table ; Donnadieu les signalait et les dénonçait : reconnaissance de l’estomac.

La demande fut mal accueillie. Bonaparte croyait son émissaire installé à Londres : sa surprise tourna à l’indignation. D’ailleurs, il était trop tard pour partir. La paix d’Amiens venait d’être rompue ; la lutte recommençait de « Carthage » et de « Rome, » de « l’infâme Albion, opprobre du genre humain » et du « féroce Boney, » bête apocalyptique ; les frégates anglaises donnaient la chasse aux caboteurs français ; de sinistres men-of-war, tout noirs de caronades, bloquaient ports et rivages ; le