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Chevardière avait dénoncé, et Dossonvillereçu la délation. Sa police d’amateurs, désormais bien payée, écoutait partout, — dans la rue, le café, le restaurant, la maison de jeu, la tabagie militaire, la salle à manger du bourgeois, le boudoir de la marquise. Et lui qui commandait à toute une armée, restait simple, dédaignant le faste inutile et les coûteux plaisirs, vivant en philosophe dans son quartier Poissonnière, buvant la bavaroise au Salon des Arcades, mêlant les dominos sur les tables d’estaminets ; bon époux, excellent père de famille, âme antique… La crainte de tels mouchards effarait Paris : « Nous n’osons plus parler, écrit au Prétendant un de ses informateurs : parler est trop dangereux. Aucun répit dans les emprisonnemens ! L’arc se tend de plus en plus : le monstre fait des siennes… » Le « monstre, » c’était Bonaparte, — déjà Napoléon[1].

Effrayés par tant d’arrestations, les directeurs de la Patience se réunirent et tinrent conseil.

Inconnus des comparses, les chefs de la société secrète, — nous l’avons dit[2], — conféraient entre eux dans des comités clandestins. Tel jour, ils se rencontraient, rue de la Liberté, chez Grégoire, et, tel autre, chez Aurose, l’ancien garde-française, le cordonnier de la rue de Verneuil. Mais la chambre du menuisier était d’ordinaire la « loge » où se donnaient les furtifs rendez-vous. Ami du grand Marius, vaillant conspirateur, buveur plus intrépide encore, le citoyen Grégoire a joué un premier rôle en la sinistre parade dont le dénouement allait être un assassinat… Que se passa-t-il dans leur conciliabule ? Les événemens qui suivirent nous ont renseignés.

Coin-Clément dut exposer la situation. Elle était peu brillante : plus d’argent ; Nicolas n’envoyait ni fonds, ni nouvelles ; crainte ou indifférence, il tardait à venir. Pourquoi ? Fauche-Borel, dans sa correspondance, avait-il desservi les compagnons ? Voulait-on, à Londres, leur couper désormais les vivres ? Peut-être ; mais n’importe ! L’heure des sublimes résolutions avait

  1. Cent quarante rapports ou mémoires que Dossonville rédigea, vers cette époque, attestent la finesse de son entregent et les roueries de son audace. Ils sont curieux à compulser ; l’espionnage s’y fait doctrinaire, mais l’espion a souvent du coup d’œil politique et de la divination. Dans un intéressant travail intitulé : Observations d’un bon Français, il signale notamment les menées de l’ambassadeur d’Angleterre, à Paris, lord Withworth, s’efforçant de rapprocher les royalistes et les jacobins pour les unir contre Bonaparte.
  2. Voyez la Revue du 1er mai 1908.