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roi de France n’était cependant pas Français, mais Suisse, « enfant de la libre Helvétie, » comme il aimait à dire, en se rengorgeant. Sa modeste origine ne pouvait expliquer l’ardeur de son royalisme, bien qu’il se prétendît de haut parage. Tout Suisse, d’ailleurs, bernois ou romand, exalte volontiers sa noblesse ; son âme républicaine est ainsi façonnée, et Fauche n’échappait pas à cette loi psychologique. Né dans la ville de Neuchâtel, au long des flots déferlans du lac à robe de turquoise, en face de ces neigeuses dentelures qui se déploient à l’horizon alpin, il avait tenu quelque temps une boutique de libraire. Nous possédons la liste des ouvrages qu’il y débitait : volumes d’histoire et de philosophie, romans à la mode, poésies de facile défaite, brochures politiques, et, par surcroît, mignonnes obscénités. Son commerce allait bien ; l’Émile se vendait presque autant que Faublas, quand, un jour, la manie des grandeurs avait mordu le cerveau de ce Jurassien. Plus d’ennuyeux négoce, de vie végétative au fond d’un magasin ; mais l’existence grisante, la politique, la conspiration ! Et devenu soudain commissionnaire en royalisme, ayant crédit ouvert et promettant de payer bien, le « Bon Louis, » « l’Eveillé, » « Pauline » s’était mis à rôder dans les camps, dans les villes… Bientôt, pour coups d’essai, des coups de maître ; deux importans maquignonnages de conscience : l’achat du crédule Pichegru et du roué Barras. Marché ferme ou simples pourparlers ? Nous ne savons, au juste ; l’opération demeura très secrète ; mais Pichegru sortit de l’aventure déshonoré et Barras plus avili encore. Seul Fauche avait gagné gloire et argent ; même il avait acquis dans l’Europe amusée le superbe renom d’un entremetteur sans pareil[1].

Resté tranquille pendant deux années, il venait de reparaître sur le théâtre de ses exploits, le pavé parisien. Un matin de prairial, la diligence de Calais avait déposé dans la cour des Messageries certain voyageur arrivant de Londres, nippé comme un milord, et plus pansu que Mr John Bull. Or, le John Bull à bottes anglaises, le fashionable milord, « swell » de Piccadilly, c’était l’Éveillé, le Bon Louis, Mlle Pauline, ce rusé Fauche-Borel. Dispos, guilleret, ayant écus en poche et confiance au cœur, il reprenait le cours de sa vie d’agité.

Tout d’abord, en excellent conspirateur, « l’Éveillé » s’était

  1. Voyez, dans la belle Histoire de l’Émigration de M. Ernest Daudet, le détail des intrigues ourdies par Fauche-Borel avec Pichegru et Barras.