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génie d’association. Mais ce n’est pas du tout la même chose. Les Anglais sont éminemment associables, c’est-à-dire qu’ils se réunissent pour se concerter et agir vers un but défini. Les Français adorent se réunir sans aucun but que d’être ensemble, et c’est en quoi, proprement, consiste la « sociabilité. » Dès qu’il s’agit de faire une chose, les Français, réunis pour en parler, se séparent et vont, chacun de son côté, démentir dans leur pratique individuelle, toutes les idées qu’ils ont, par politesse, mises en commun. Tel est le masque français : la sociabilité, qui dissimule si bien aux étrangers, et même parfois aux philosophes, son vrai visage : l’individualisme.

Cette sociabilité, qui distingue nettement les portraits français des anglais à la même époque, distingue aussi, en France même, de toutes les autres époques, les portraits du XVIIIe siècle. L’expression de ces portraits ne s’explique que s’ils sont réunis, tandis que ceux du XVIIe siècle et ceux encore de Largillière s’expliquent fort bien isolés sur la scène théâtrale où ils paraissent et sur les marches du trône d’où ils dominent. Ceux du XVe siècle, fermés, seuls dans leur chambre, s’expliquent fort bien dans la solitude et si, d’aventure, on les réunit, comme d’ailleurs ils ont l’air renfrogné et défiant, il semble qu’on ait réuni des ennemis mortels. Ceux du XIXe siècle, les portraits d’hommes surtout, Girardin à son écritoire, ou Coignet à sa palette, ont l’air de gens occupés chacun à son métier et qui auraient bien envie d’être seuls. Mais les figures qu’on voit, ici, ont dépouillé chacune ce qui ne pouvait l’intéresser qu’en propre pour mettre en commun ce qui peut les divertir toutes. C’est la condition même de la sociabilité. Ce qui fait d’un « salon » autre chose qu’une expression géographique, c’est ceci : quoi que fassent pendant le reste du jour les hommes et les femmes qui s’y réunissent, ils y respirent, tous, la même atmosphère. Les bouches s’ouvrent pour parler, prêtes à donner la réplique, la main tenant l’aiguille haute s’arrête attentive, celle qui touche le clavecin tient l’accord ; les yeux ne sont pas perdus dans un rêve comme les yeux anglais, ni ne rayonnent comme eux d’une grande vie intérieure ; ils vous regardent, vous scrutent, épient le mot sur vos lèvres, le geste au bout de vos doigts, le pli, sur votre front, s’intéressent ou du moins vous donnent l’illusion qu’ils s’intéressent à vous. Le portrait du moyen âge était fermé, prudent jusqu’au secret ; celui de la Renaissance magnifique jusqu’à l’insolence ; celui du