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elle dépensait plusieurs millions par an, que des milliers de gens eussent préféré voir en leur poche. Mais ce fut, aussi, une des plus désignées à l’immortalité par les artistes. Tous ceux qu’elle ruina crurent devoir employer leurs dernières guinées à la faire peindre par Reynolds. Le portrait que voici, fait pour M. Crew, fut payé par lui cinquante guinées, ce qui n’était rien, si l’image libérait le possesseur d’une aussi expensive réalité. La jolie Kitty Fisher mourut jeune, ayant eu l’aventureuse idée de se marier et de vivre honnêtement, — ce qui, disaient les épigrammes du temps, ne pouvait durer. Mais cette éphémère se préoccupa fort de l’autre vie. Ses dernières volontés furent qu’on l’ensevelît avec sa plus belle robe de bal, afin que le jour du Jugement dernier, au son de la trompette, sa rentrée en scène ne passât pas inaperçue. Le pinceau de Reynolds, en attendant, la sauve de cette catastrophe.

Et il en a sauvé plus encore, si c’est possible, sa rivale Nelly O’Brien, morte presque en même temps qu’elle, assurée de revivre à jamais, en l’admirable portrait au grand chapeau de paille, qui est à Hertford House, exemple des reflets miroitans cent ans avant l’impressionnisme. Ici (n° 42), la célèbre maîtresse de lord Bolingbroke est vue encore dans cette attitude modeste et recueillie qu’elle a dans la collection Wallace, mais elle a perdu son chapeau et ne tient plus un petit terrier dans ses mains. A son cou brille obscurément un collier de grosses perles. A ses poignets couve le feu de bracelets de rubis. Il n’y a aucun impressionnisme dans le demi-jour discret de cette figure, parfaitement calme, pure, naturelle et close. On pourrait donner à deviner, dans cette salle, qui est la princesse Amélie, qui est Kitty Fisher, qui est Nelly O’Brien, qui est la duchesse de Gloucester : le silence parfaitement naturel à l’âme britannique règne sur leurs traits, et le psychologue se tromperait à coup sûr et à tout coup.

Il ne se tromperait ni moins ni davantage devant ces professionnelles de l’illusion : les actrices, dont vous avez, ici, un exemple fameux, auprès de la porte d’entrée : Peg Woffington (n° 14). Elle semble de bois, et si vraiment elle fut, comme le disent ses contemporains, « la plus belle des femmes qui parurent jamais sur la scène, » celui qui l’a peinte, ici, et qu’on dit être Hogarth, ne nous le suggère pas du tout. Un peu mieux nous suggère-t-il, en cette physionomie ferme et régulière, la faculté qu’elle avait de passer, à volonté, pour une figure d’homme ou