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pensifs ; un des témoins intervient, et le combat se poursuit avec un nouvel adversaire jusqu’au moment où, fatigués, ils se remettent à brouter ou à dormir.

La chasse du mouflon, à cause de ses difficultés, est passionnante. Je ne parle naturellement pas de la chasse en battue, qui n’est qu’une question purement de chance, mais de la chasse à l’approche. Après avoir gagné des points d’où la vue est étendue, il faut fouiller le terrain avec des jumelles ou des télescopes pour découvrir le gibier. Une fois qu’il a été trouvé, il reste à s’en approcher. C’est alors qu’il faut déployer toutes les ruses imaginables pour ne pas se laisser voir, pour ne pas faire rouler des pierres qui trahiraient votre présence, et pour que le vent n’apporte pas votre odeur aux animaux.

Il y a tant de conditions à réaliser dans ce problème cynégétique qu’au dernier moment, après des heures d’efforts, tout manque souvent grâce à un événement imprévu, une saute de vent, une pierre qui s’est détachée, ou même un aigle chassant pour son propre compte, cet oiseau ayant le don d’épouvanter les mouflons.

En admettant que rien d’anormal ne se soit passé, et que l’on soit arrivé à 100, 200 mètres ou un peu plus, des animaux, il reste à tirer le plus beau mâle, tuer une femelle ou un jeune étant indigne d’un sportsman. Généralement, l’animal que l’on veut avoir est mal placé, à moitié caché par les roches, faisant face ou tournant le dos ; bref, il faut fréquemment saisir la chance pour ainsi dire au vol, et comme la partie du corps dans laquelle arrive la balle n’est pas indifférente pour le faire tomber, l’aléa est encore considérable, peu d’animaux ayant une énergie et une vitalité aussi grandes que le mouflon. J’en ai vu traversés par des balles expansives s’en aller au galop comme si de rien n’était, et faire plusieurs kilomètres avant de s’arrêter.

Bien des lecteurs penseront peut-être qu’il est futile de gaspiller son temps, user d’autant de stratagèmes pour tuer un animal inoffensif ; ils trouveront que mener une vie aussi rude sous la neige, la pluie, le vent, coucher dans des huttes enfumées qui, à la moindre bourrasque, percent de toutes parts, représente un effort disproportionné avec le résultat ; mais ceux-là ne font pas entrer en ligne de compte la séduction infinie des longues marches au milieu d’une nature calme, silencieuse, recueillie, et le charme très spécial du retour à la vie primitive ;