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Lamennais à Benoist d’Azy, et même dans une de ses lettres à Mme de Lacan.


Je n’éprouve pas, je ne comprends pas, lui écrit-il, les sentimens exclusifs. Si mon Henry[1] vivait encore (quels souvenirs vous me rappelez ! ) je mettrais mon bonheur à faire passer jusqu’à lui toute affection dont je serais l’objet. Si j’avais connu M. Benoist avant vous, j’aurais voulu qu’il vous aimât. Si vous ne le connaissiez pas encore, je voudrais que vous l’aimassiez. Je ne sens qu’un désir, c’est d’augmenter le bonheur de ceux que j’aime, en ne trouvant en moi-même qu’impuissance à cet égard, j’appelle à mon aide d’autres affections et plus vives et plus douces. Ma grande misère ne me laisse que cette voie de répondre aux sentimens qu’on daigne m’accorder.


L’orage ne tarda pas à s’apaiser, et cette amitié à trois, où Lamennais s’attribuait un rôle plus modeste, que celui qu’il tenait en réalité, dura encore de longues années, jusqu’au jour où, moins fidèle que Mme de Lacan, Benoist d’Azy, fit défection. Dans la vie intime de Mme de Lacan, un événement devait bientôt survenir qui apaisa son cœur, en donnant une satisfaction légitime aux besoins de sa nature passionnée. Mais cet événement devait encore être précédé pour elle d’un temps d’épreuves auxquelles Lamennais fut étroitement mêlé. Il eut à lui demander un grand sacrifice, et ses exigences mêmes établirent plus solidement encore son influence sur elle, car il y a certaines natures, principalement certaines natures de femmes, dont on obtient d’autant plus que plus on leur demande.


III

Mme de Lacan était, je l’ai dit, depuis longtemps séparée de son mari. Quelques mois après qu’elle fut entrée en relations avec Lamennais, M. de Lacan tomba malade. Mme de Lacan se conduisit avec beaucoup de noblesse. Elle offrit de venir s’installer, pour le soigner, au chevet de celui dont elle n’avait eu qu’à se plaindre. Mal entouré, M. de Lacan refusa, et il mourut sans secours d’aucune sorte. Le lendemain de cette mort, Lamennais vint voir Mme de Lacan. La trouvant attristée et troublée de ce qu’elle appelait la fin aride de son mari, il lui dit ces paroles miséricordieuses dont, bien des années après, le souvenir devait

  1. Henry Morman, le jeune Anglais, mort quelques mois auparavant, dont il a été parlé plus haut.