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belle princesse de Chimay, autrefois Mme Tallien, et celui de Mme de Boufflers, autrefois Mme de Sabran. Elle était fort belle. Une miniature de cette époque de sa vie la montre en costume du temps, c’est-à-dire fort décolletée, avec des bras, des épaules et des yeux superbes. Jusqu’à la fin de sa vie, elle conserva cette dernière beauté de la femme. Je me souviens de l’avoir vue dans ma jeunesse et d’en avoir été frappé. Pour ne présenter rien en soi de répréhensible, l’existence qu’elle menait n’était donc pas sans danger pour une jeune femme sans protecteur et sans gardien. Comme il arrive souvent aux femmes qu’entraîne le tourbillon du monde, elle valait cependant mieux que sa vie, et elle en sentait tout le vide. Peu à peu, le dégoût de cette vie l’envahissait, et son âme se tournait vers les préoccupations religieuses. Elle avait, suivant une belle expression, « le tourment des choses divines, » et elle faisait la confidence de son tourment à cet ami d’enfance dont j’ai parlé tout à l’heure et qui devait un jour, sous le nom de Benoist d’Azy, se faire une situation considérable dans la politique et la grande industrie. Elle lui écrivait :


Chaque jour les idées religieuses m’occupent davantage ; mon esprit suit cette pente, et mon âme cherche cette lumière. Ce que j’éprouve est peut-être une trop faible lueur qui s’éteindra et me laissera de nouveau plongée dans les ténèbres. Je la soigne et l’échauffé avec un mélange de joie et de crainte. Quelquefois il me semble qu’elle devient plus vive et quelquefois je crois qu’elle va mourir.


Elle était dans cette disposition anxieuse quand le premier volume de l’Essai sur l’Indifférence en matière de religion, qui faisait alors grand bruit, lui tomba sous la main.

L’Essai sur l’Indifférence trouve aujourd’hui peu de lecteurs. Je n’oserais garantir contre une déception ceux qui entreprendraient cette lecture. C’est le propre des livres d’apologétique de vieillir vite. Je me suis laissé conter qu’un vieux professeur de théologie croyait un jour avoir fait une réponse victorieuse à certaine objection soulevée par un séminariste, son élève. Mais le séminariste lui ayant répondu à son tour : « Cela ne prouve rien, » le vieux professeur se contenta de dire en soupirant : « De mon temps, cela prouvait. » C’est que l’esprit humain est ainsi fait qu’il change d’objections, parce qu’il change de dispositions. Lamennais avait donné comme épigraphe à son ouvrage cette parole de l’Écriture : Impius, quum in profundum venerit, contemnit, et il n’avait pas tort. Si paradoxale en effet que l’opinion puisse