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sait en quelle sorte d’estime ses confrères, les poètes, tenaient ce personnage académique :


Eh, dites donc, monsieur Suard
Pourquoi ce monsieur Esménard
S’est-il habillé d’épinard ?…
Aviez-vous besoin d’un mouchard ?


Délateur ? Donnadieu trouva la proposition malsonnante, et son ignominie le révolta. Il comprenait, maintenant. D’espoir en espoir déçu, on le voulait réduire aux infamies produites par la désespérance… Eh bien, non et non ! Soldat, il resterait soldat, et garderait intact son honneur ; jamais, dénonciateur abject, il ne cuisinerait les ragoûts de la « raille !… »

Câline et enjôleuse, la messagère attendait la réponse. Il la servit et brève et péremptoire :

— Je refuse !… Toi, va-t’en, mais va-t’en donc, drôlesse !…

— Oh ! le niais… Julie s’esquiva en ricanant.

Quelques jours plus tard, Donnadieu était transféré à La Force[1].


IX. — CAPITULATION

La Grande Force, autrefois le fastueux hôtel des Caumont-La Force, était en 1802 une prison redoutée. Construite au quartier Saint-Antoine, elle dressait de lépreuses murailles dans un entrelacement de venelles sordides, et remplissait le quadrilatère que dessinaient les rues du Roi-de-Sicile, Pavée, Culture-Sainte-Catherine, et des Ballets. Son nom de pleurs et d’épouvante se lit souvent dans l’histoire de la Révolution. On avait alors entassé à La Force les criminels de lèse-nation : aristocrates, prêtres insermentés, bourgeois regrettant Capet, généraux vaincus par les « hordes esclaves. » On y avait aussi

  1. L’odieux « cuisinage » que nous venons de raconter montre bien, croyons-nous, quels étaient les procédés de la police au temps du Consulat et plus tard de l’Empire. Aussi avons-nous tenu à l’exposer en détail. L’amour auxiliaire de la police, telle était la morale d’un Desmarest ou d’un Fouché. Mais la répugnante manœuvre qu’exécuta Julie Basset fut-elle dirigée par Bonaparte lui-même ? En tout cas, on y reconnaît une de ses tactiques favorites. Il usait volontiers de l’agent provocateur, et souvent employait la femme. C’est ainsi qu’après le procès de George Cadoudal, une lettre de Napoléon enjoint à Fouché d’introduire auprès du condamné Rivière de Riffardeau, incarcéré au Fort de Joux, une de ses maîtresses, afin de le bien confesser. Agit-il de même avec Donnadieu ? C’est probable ; nous n’osons toutefois l’affirmer.