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Keudell dans sa berline de voyage. Il avait laissé Lothar Bucher à Varzin auprès de sa femme. « Il était, dit Keudell, plus taciturne qu’à l’ordinaire, bien que sa mine fût riante. » En passant à Wussow, son ami, le vieux pasteur Mullert, le salue amicalement, debout devant la porte de son presbytère ; du fond de sa calèche découverte il lui répond par un geste qui esquissait un coup de tierce et de quarte indiquant qu’il allait au combat. Il se proposait, après avoir conféré quelques instans avec Roon, arrivé de son côté à Berlin, de poursuivre jusqu’à Ems ; là, il mettrait fin aux complimens, aux courtoisies et aux condescendances ; il montrerait l’honneur du pays sacrifié, et obtiendrait de notifier péremptoirement, et peut-être avec insolence, un refus des princes et du Roi ; il reprendrait d’un ton brutal les raisonnemens de Thile ; il n’admettrait pas que le Roi s’expliquât plus longtemps avec nous sur ses actes de chef de famille ; enfin il congédierait Benedetti, et proposerait la convocation du Reichstag en vue d’une mobilisation[1]. Comme préliminaire à ces mesures, sentant la signification très grave de l’envoi de Werther à Paris, il télégraphia de le retenir, mais celui-ci était déjà en route.

Bismarck arriva à Berlin à six heures du soir, comptant prendre à huit heures trente le train d’Ems. En suivant les Tilleuls il croisa le prince Gortchakof ; tous deux s’arrêtèrent et se serrèrent les mains. Dans la cour de son hôtel, avant même d’être descendu de voiture, parmi les dépêches qu’on lui remet, il en trouve une de Paris annonçant la renonciation du prince Antoine. Il demeure pétrifié. Il ne suppose pas qu’un prince aussi discipliné ait pris sur lui d’accomplir, sans l’autorisation ou plutôt sans l’encouragement du Roi, un acte qui, émanant de sa propre initiative, constituerait une trahison : un prince prussien, un ami, un confident, pouvait-il se permettre de défaire seul, par un coup de tête, sans entente préalable, ce qui avait été si laborieusement organisé en commun ? Dans un éclair, il entrevit toutes les conséquences lamentables pour lui de l’événement[2]. Il était déçu, battu, humilié, abandonné par son Roi,

  1. Souvenirs, t. 11, p. 100 et suivantes.
  2. M. Paul Matter, dans son étude remarquable sur Bismarck, a le premier constaté en France cet échec de Bismarck : « Un travail de longs mois, une négociation mystérieuse et subtile, les excitations de la presse, l’irritation du peuple allemand, tout a été vain ; le roi de Prusse a cédé, et, pour la première fois de sa carrière politique, Bismarck le tout-puissant a éprouvé un échec. » (T. III, p. 53.)