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audacieux des lions, qui sut capter et épouvanter, faire de la vérité même un moyen de mensonge, auquel la reconnaissance, l’oubli des injures, le respect des vaincus furent inconnus ainsi que tous les autres sentimens généreux, sauf celui du dévouement à l’ambition de sa patrie ; qui trouva légitime tout ce qui contribue au succès et qui, par son dédain des importunités de la morale, a ébloui l’imagination des hommes. Après l’affaire des Duchés, notre ambassadeur, Talleyrand, cherchait des détours pour manifester une certaine désapprobation : « Ne vous gênez donc pas, dit Bismarck ; il n’y a que mon Roi qui croie que j’ai été honnête. »

Esthétiquement il me plaît ainsi. Tant qu’il nie l’évidence, joue le vertueux, l’inconscient, s’ingénie en tartuferie, il se rapetisse au point de se rendre méprisable. Dès qu’il se redresse et se vante de ses fourberies audacieuses qui ont placé au premier rang des nations son Allemagne, jusque-là divisée et impuissante, alors il est grand comme un Satan, un Satan beau à contempler. Bismarck manigançant dans l’ombre la candidature Hohenzollern, sans se douter que la guerre en sortira fatalement, serait un sot à bafouer ; Bismarck organisant cette trame parce que c’est le seul moyen de faire éclater la guerre dont il a besoin pour créer l’unité de sa patrie, est un puissant homme d’Etat, d’une grandeur sinistre, mais d’une grandeur imposante. Il ne se sera point par-là ouvert les portes d’un Paradis quelconque ; il aura conquis à jamais une des places les plus élevées dans le Panthéon des apothéoses terrestres.

Lui-même ne tarda pas à comprendre combien était ridicule, puéril, peu digne de lui le rôle d’hypocrite que lui attribuaient ses panégyristes et auquel il a paru d’abord se prêter. Peu à peu il rejeta toutes ces fausses apparences et finit par dire : Ego nominor leo. Un correspondant anglais, qui suivait l’armée prussienne, l’aborde en lui disant : « Vous devez être bien indigné contre ces Français qui vous obligent à cette guerre. — Indigné ? riposte-t-il, mais c’est moi qui les ai forcés à se battre. » Plus tard, il autorisa Busch à divulguer le mystère du télégramme provocateur. Le confident ne s’en est pas tenu là, et, cette fois, sans autorisation probablement, il a montré le Méphistophélès d’État, au moment du remords, à ce moment où la conscience réveillée torture celui qui a torturé les autres ; avouant que, « SANS LUI, TROIS GRANDES GUERRES N’AURAIENT PAS ETE ENTREPRISES, QUATRE-VINGT MILLE HOMMES NE SERAIENT PAS MORTS, ET