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nous déclarons coupables ceux qui, obéissant à des passions de partis ou à des mouvemens irréfléchis, engagent leur pays dans des aventures. Nous aussi, nous croyons que les guerres inutiles sont des guerres criminelles, et si, l’AME DESOLEE, nous nous décidons à cette guerre, à laquelle la Prusse nous appelle, c’est qu’il n’en fut jamais de plus nécessaire. » (Vives et nombreuses marques d’approbation.)

Ma démonstration terminée, j’eus une de ces abstractions oratoires que connaissent bien les hommes de tribune. J’oubliai et Thiers et l’assemblée elle-même, et le temps et le lieu ; je me plaçai en face des braves gens qui allaient tomber sur le champ de bataille, en face de la patrie, de la postérité ; je sentis s’élever du fond de moi-même un cri d’adjuration vers ces héros du devoir, vers la France bien-aimée, vers l’avenir justicier, et, au seuil de la décision tragique, je ne pus retenir une affirmation suprême de la droiture de ma conscience. A la fin de son récit des négociations de 1866, le noble général Lamarmora s’écrie : « Nous avons entrepris la guerre, l’âme brisée de la gravité de nos résolutions, mais la conscience tranquille. » Je me crus, moi aussi, obligé de donner ce témoignage à mes collègues et à moi-même et, cherchant de fortes paroles pour exprimer le sentiment violent qui me secouait, je me rappelai les malédictions bibliques sur les impies aux cœurs pesans. Je les retournai et je dis : « Oui, de ce jour commence, pour les ministres mes collègues et pour moi, une grande responsabilité. Nous l’acceptons le cœur léger ! » La moindre incertitude sur ma pensée était-elle admissible lorsque je venais de dire quelques minutes auparavant que mon âme était désolée ? Néanmoins, avant que j’eusse pu terminer ma phrase et lui donner le complément qui n’eût permis aucune équivoque, je fus rappelé dans le triste milieu au-dessus duquel je m’étais élevé, par un glapissement haineux : « Dites attristé ! Vous avez le cœur léger et le sang des nations va couler ! » Je repris avec une émotion indignée qui entraîna l’assemblée : « Oui, d’un cœur léger, et n’équivoquez pas sur cette parole, et ne croyez pas que je veuille dire avec joie ; je vous ai dit moi-même mon chagrin d’être condamné à la guerre, je veux dire d’un cœur que le remords n’alourdit pas, d’un cœur confiant, parce que la guerre que nous ferons, nous la subissons, parce que nous avons fait tout ce qu’il était humainement et honorablement possible de