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d’or, le fronton sinistre d’un temple qu’on ne reconnaît pas du premier coup et qui n’est autre que la Chambre des Députés, tout persuade le Parisien qu’il erre dans une ville inconnue. Mais le ciel, dans ce hourvari pyrotechnique, est encore plus méconnaissable que la terre. Dirigés de bas en haut, des jets d’émeraude liquide semblent nettoyer de ses ombres la voûte noire du firmament. Par-dessus le fleuve, les projecteurs croisent leurs feux, comme les navires de deux flottes ennemies. C’est une bataille de rayons. Le visage calme qui éclairait les nuits de jadis, disparaît entièrement dans la bagarre. Et quand toute cette fantasmagorie s’éteint, quand un tour de clef arrête la marche de ces constellations dociles, quand tout ce qu’on a vu : les dômes, les églises, les tours, est rentré dans l’ombre, si, au coin du ciel la lune exilée, bleuissante, se montre dans sa mantille couleur de fausse et médiocre améthyste, elle ne semble plus qu’une projection oubliée, par quelque réflecteur retardataire, sur l’écran ouaté des nues.

Il y a donc là, pour le peintre de la nuit, une troisième étape à franchir. Après la nuit à la chandelle, après la nuit à la lune, c’est la féerie des nuits de plein air éclairées à la lumière artificielle, qui l’attire. Elle l’attire d’autant plus qu’elle est dans nos grandes villes, dans nos cités industrielles et même dans nos plages surpeuplées, une revanche esthétique sur le jour. Tout ce qui, pendant le jour, est monotone, triste, prétentieux, excessif ou vulgaire, devient, sous les mille lumières que nous donne la science, pittoresque. Tout vibre, s’aère, s’épure. L’enveloppe matérielle des usines s’efface dans l’ombre, et leurs âmes de feu paraissent dans le ciel. Les colonnes de fumée qui obscurcissaient l’air deviennent des colonnes de flamme qui l’éclairent. Les milliers de vitres qui étaient des trous noirs pendant le jour gris luisent comme autant de rubis ou de diamans. Les édifices de fer et de verre, plus pesans au soleil que du bronze, paraissent dans l’ombre des bulles gonflées d’un air lumineux, irisées, prêtes à s’élever jusqu’aux étoiles. Moins il y a de pierres, dans une bâtisse, plus il y a de vides, plus elle rayonne de vie intérieure. Ainsi l’architecture moderne, celle des grands halls, des gares de chemin de fer, des casinos, des usines, tout en glaces ou en baies vitrées, dégage, la nuit, une poésie qu’on ne lui soupçonnait pas. Il n’est peut-être pas une seule des innovations scientifiques dans nos demeures, sur nos routes, sur