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qui ont, tant soit peu, l’instinct des affaires, s’abattent par nuées sur l’Egypte. Les administrations et les banques égyptiennes sont peuplées de Syriens, — et, naturellement, ils remplissent aussi les bureaux turcs. Lors de mon séjour à Beyrouth, tous les employés de la Banque ottomane étaient des chrétiens du pays. Ainsi répandus, mêlés à l’élément cosmopolite et cosmopolites eux-mêmes, dressés enfin à nos méthodes, les Syriens progressent à grands pas vers la complète assimilation européenne. (Un grand nombre de villages et de bourgs du Liban sont à peu près européens d’aspect.) Petit à petit, l’élite du pays élève jusqu’à elle les classes inférieures.

J’en eus la révélation immédiate, en débarquant à Beyrouth. La salle à manger de l’hôtel, où j’étais descendu, présentait, en ce moment-là, une telle variété de types locaux, qu’on y pouvait apprécier à la fois l’étendue et les étapes de la transformation accomplie dans les mœurs syriennes, depuis un quart de siècle. C’était au commencement de l’automne. Les indigènes de l’intérieur, qui étaient venus villégiaturer au bord de la mer, se croisaient là avec leurs compatriotes d’Egypte qui redescendaient de la montagne et qui attendaient le passage du bateau d’Alexandrie. Il y avait grande affluence autour de la table d’hôte. Je dévisageai les convives à loisir et je les classai, si je puis dire, par couches de civilisation…

D’abord les vieilles grand’mères qui ont conservé presque intégralement le costume national : les unes sèches et décharnées comme des sauterelles, brunes de peau et noires de cheveux ; les autres très grosses, ballonnées de graisse, le teint pâle, la taille lâche et débordante. Leur chevelure nattée en tresses minces pendille sur leurs épaules ; et, à la façon de nos Juives algériennes, elles portent sur la tête un mouchoir d’étoffe sombre qui leur recouvre le sommet du crâne, leur pince les tempes et retombe en double corne derrière la nuque. Celles-là, inutile de le dire, ne parlent ni le français, ni aucune langue européenne. Leur gosier rauque n’articule que l’arabe. Elles ignorent tous nos raffinemens de tenue et de civilité, s’accoudent sur la nappe, hésitent sur l’emploi du couteau ou de la fourchette, se traînent d’un fauteuil à l’autre et s’y affalent en des poses veules ou contraintes : si elles l’osaient, elles s’accroupiraient sur le tapis. De temps en temps elles allument des cigarettes et elles en secouent la cendre dans les assiettes et les soucoupes : d’une